➙ L’allégresse que les hommes éprouvèrent lors de la naissance du Fils de Dieu disparut au moment même où s’éteignit l’Étoile de Bethléem. La lumière n’avait pu éclairer leurs cœurs que pour peu de temps seulement.
C’est ainsi que les trois mages venus d’Orient trouvèrent le long chemin qui les conduisit auprès de l’Enfant Divin. Le reconnaissant, ils s’agenouillèrent devant la crèche et déposèrent leurs présents. Cependant, ils transformèrent par là leur mission spirituelle en un acte bassement matériel. Ils auraient dû s’offrir en personne ainsi qu’il en avait été décidé d’En-Haut. C’est pour cela qu’ils vivaient sur Terre ! Ils devaient protéger l’Envoyé de Lumière ; au lieu de cela, ils retournèrent dans leur patrie. Ils avaient failli à leur mission et rendu leur vie inutile.
Marie et Joseph, eux aussi, reconnurent dans l’enfant le Messie tant attendu. Tous deux croyaient que Jésus était le Sauveur… mais ensuite, les nombreux petits soucis de la vie quotidienne étouffèrent en eux cette foi. Les souvenirs de la Sainte Nuit de Bethléem se firent de plus en plus rares. Tout sombra dans l’oubli.
Ainsi Jésus grandit, incompris, à peine considéré. Sa présence donnait aux hommes la Lumière, aux faibles la Force, aux pusillanimes le courage, mais jamais on ne lui en fut reconnaissant.
Pour Jésus, le monde était beaucoup plus beau que ne le voyaient ses semblables. Ses yeux prêtaient à la nature un éclat nouveau. Aussi longtemps qu’il fut enfant, la Terre lui parut magnifique. Le cœur léger, il suivait le droit chemin, se réjouissant de tout ce qui était beau, répandant bénédiction et joie autour de lui. Toute plante, tout animal lui étaient familiers. Ils lui parlaient leur langage et Jésus comprenait tout. Une herbe qui s’inclinait lui disait bien davantage que des paroles humaines.
Les hommes lui étaient d’autant plus étrangers que la nature lui était familière. Jésus regardait leur façon de faire sans comprendre. Leurs chemins étaient aussi confus que leur langage. Selon lui, leur vie incohérente n’avait pas de sens. Son âme tressaillait douloureusement lorsqu’il entendait leurs paroles dures et injustes et qu’ils ergotaient à propos de Dieu et de leur destin. Pourquoi les hommes étaient-ils si différents des animaux ? Pourquoi tout ce qu’ils faisaient était-il si difficile à comprendre ? Lorsqu’ils souffraient, que la douleur mettait une ombre sur leur visage, l’âme du jeune garçon en était lourdement oppressée. Simple et candide, de loin, il leur envoyait ses pensées secourables et portait en son cœur l’ardent désir de pouvoir s’approcher d’eux, de leur tenir la main pour que son Amour leur rende la gaieté.
Une extrême timidité le retenait, le forçait de rester à l’écart. Un abîme infranchissable semblait s’ouvrir entre Jésus et les hommes.
À mesure que Jésus grandissait, la vie des hommes le préoccupait de plus en plus. L’enfant en lui s’endormit, l’adolescent s’éveilla. Jésus perçut plus clairement les faiblesses des hommes. Maints mobiles de leurs actions lui devinrent compréhensibles. Mais toujours il se demandait comment il se faisait que les hommes ne se rendent pas compte qu’il leur fallait vivre autrement afin de donner une forme plus belle à leur vie terrestre. Ils voyaient pourtant que leur façon d’agir ne leur apportait, ainsi qu’à leurs frères, que malheur au lieu de bonheur. – Pourquoi n’en tiraient-ils pas la leçon ? Ces questions montaient en lui :
– 1 –
– Ils prient Dieu comme je Le prie. Pourquoi ne reconnaissent-ils pas leurs erreurs ? Ne sont-ils pas tout comme moi des êtres humains ? Si seulement je pouvais aller vers eux, leur montrer leurs fautes, les aider !
Que veux-tu ? Qui es-tu, pour vouloir conduire les hommes ? Les prêtres ne sont-ils pas là pour cela ? Voudrais-tu par hasard devenir prêtre toi aussi ?
Un serrement de cœur l’empêcha d’approfondir ses réflexions. Non, Jésus ne voulait pas être comme les prêtres, hypocrites et faux. Il voulait rester pur, indépendant. Il luttait contre les forces qui s’éveillaient en son âme, car il avait déjà appris à connaître le monde et son jugement. Il devenait silencieux et renfermé. Il s’astreignait à rester calme lorsque les hommes suivaient de fausses voies. Il devenait de plus en plus étranger à Joseph et Marie. Tous deux sentaient qu’ils ne possédaient pas la clef de son âme. Ils étaient certains que Jésus renfermait en lui plus qu’il n’exprimait.
Et cependant, sa retenue ne pouvait l’empêcher d’être remarqué partout ! On parlait de lui à la synagogue et dans la rue. On l’arrêtait pour lui demander conseil lorsqu’on le rencontrait. On allait chez ses parents pour en savoir davantage. Marie se sentait épiée en tout. Elle commença à craindre pour son fils et le pria de se taire. Jésus regarda gravement sa mère. Avait-elle honte de lui ? Voulait-elle le changer pour qu’il devienne comme les autres ?
« Faut-il que je devienne comme eux tous qui sont malheureux par leur propre faute ? Ferai-je ainsi plaisir à ma mère ? Elle devrait au contraire s’affliger de me voir devenir mauvais ! »
La vie de Jésus était tiraillée par des sentiments contradictoires. Il aspirait ardemment à ce qu’il lui soit permis d’être seul, seul une fois avec Dieu pour pouvoir Lui soumettre toutes les questions restées sans réponse. Il souhaitait trouver un être humain qui le comprendrait, qui pourrait le conseiller ou tout au moins lui dire :
« Ce que tu ressens intuitivement est conforme à la Vérité, bien que tous les hommes soient de tout autre nature que toi ! »
Partout son jeune âge lui était un obstacle, on ne le prenait pas au sérieux. On l’écoutait, on lui demandait son avis ; pourtant les hommes prenaient soudain conscience qu’ils écoutaient parler un adolescent et non un adulte.
Tant que Jésus parlait, les hommes étaient captivés. Ils écoutaient attentivement ses paroles chaleureuses et sages et oubliaient qu’ils s’étaient crus plus intelligents. Ils reconnaissaient alors leur propre insuffisance. Sans ménagement, Jésus leur montrait leurs faiblesses. C’en était fait de leur attention ! Il devenait la risée de ses auditeurs, on dénaturait ses paroles, on leur prêtait de bas mobiles, de sorte que Jésus se retirait fièrement sans répondre. Rude était l’école par laquelle il devait passer sur Terre. Il lui fallait apprendre à tout connaître et à supporter en lui le contre-coup de toutes les faiblesses humaines.
Et de nouveau il se demandait : « Pourquoi ne puis-je mépriser tous ceux qui me font souffrir ? Pourquoi, malgré tout, les aimer et vouloir les aider ? Des coups ne pleuvent-ils pas sur moi dès que j’essaie de m’approcher d’eux ? N’ont-ils pas mal interprété chacune de mes paroles ? »
Et toujours il devait écouter la voix qui répondait en lui :
– 2 –
« Il te faut aller ton chemin, tel qu’il est tracé pour toi ! Avant que tu ne changes toi-même, il faudra que tous les hommes changent ! »
Ainsi passèrent les années… Joseph mourut… Jésus, alors, était près de lui. Les ultimes paroles de Joseph, le visage transfiguré du mourant furent pour Jésus inoubliables. Ils trempèrent sa volonté. Avec Joseph, disparut l’homme qui lui avait montré la plus grande compréhension. Ils n’avaient jamais parlé beaucoup ensemble. Joseph était laconique et taciturne, mais Jésus avait toujours reconnu l’amour que Joseph lui témoignait et la joie que celui-ci éprouvait en voyant son travail. Ses dernières pensées de bénédiction pour son père aplanirent à celui-ci son chemin dans l’au-delà.
Jésus se sentit plus solitaire encore. Il attendait inébranlablement un événement qui, pour lui, devait être décisif. Il s’en faisait souvent une image et était convaincu de reconnaître et de saisir l’occasion dès qu’elle se présenterait. Il savait aussi que par là il ferait de la peine à sa mère, ce qui pourrait les séparer à jamais. Lors de ces réflexions, il prit tout en considération et pourtant il ne pouvait rien y changer. Il suivrait son chemin, le monde entier dût-il s’y opposer.
Or, un jour, le moment tant attendu arriva. Jésus le saisit aussitôt. Un nom fut prononcé ! Et ce nom était pour Jésus la réponse à son attente.
Jean-Baptiste ! Un prophète qui prêchait dans le désert, qui baptisait les hommes, leur donnait la Vérité, les consolait dans leur détresse !
Jésus entendit parler de Jean et fut convaincu qu’il devait aller à sa rencontre comme tant d’autres. Il avait besoin de ses conseils.
La lutte qu’il dut engager avec Marie avant de rejoindre Jean était toute intérieure. Ils luttèrent longtemps volonté contre volonté. Sans se laisser déconcerter, Jésus opposait sa conviction à la force extrême dont Marie était capable. Elle combattit avec toute l’énergie du désespoir, mais dut pourtant se soumettre au plus fort. La décision prise, ils s’entretinrent calmement et tranquillement.
➙ Peu de temps après, Jésus partit trouver Jean. Lorsque la ville de Nazareth fut derrière lui, il respira, comme libéré d’une lourde oppression. Inondé de soleil, le monde s’ouvrait devant lui et Jésus sentit une joie inconnue le submerger. De nouveau, comme pendant son enfance, le monde lui parut indiciblement beau et magnifique. Il voyait avec d’autres yeux. Devant lui se tenait le but vers lequel il pouvait s’élancer, libre de toute entrave. Ce qui l’avait tourmenté des années durant, s’était évanoui comme un mauvais rêve.
« Libre ! libre ! » jubilait-il intérieurement.
C’est ainsi qu’il arriva au Jourdain, le cœur léger, fier et sûr de lui. Des ondes de force l’enveloppaient et agissaient magnétiquement sur les autres hommes. Accompagné d’une foule immense, Jésus s’approcha du Baptiste et écouta les paroles du prophète.
– 3 –
– Faites pénitence ! Le Royaume de Dieu est proche !
Ces paroles réveillèrent en Jésus un vivant écho. Il avait dit les mêmes paroles aux hommes qui n’avaient pas voulu l’écouter.
Le lendemain, tous ceux qui se croyaient purifiés de leurs péchés allèrent se faire baptiser. Jésus vit la colonne des pénitents et vit même plus encore : il remarqua qu’aucun d’eux ne s’était amendé, les traits de leurs visages étaient certes transfigurés par l’extase, mais non purifiés de toute faute. La plupart d’entre eux s’adonnaient à une illusion. Ce faisant, ils reçurent le baptême sans en être dignes.
Jésus avançait lui aussi vers le fleuve. Il observait les hommes plus attentivement encore. Çà et là, mais très rarement, il reconnaissait un vouloir sincère, et cela suffisait à lui redonner toute sa joie.
« C’est pour ce petit nombre que je veux vivre. »
Le grand moment approchait. Il devait se présenter devant le Baptiste. Lentement il s’avança vers lui. Il vit l’œil scrutateur de Jean fixer chacun avant de l’immerger dans les flots. Et, chaque fois, les paroles qu’il adressait comme viatique aux baptisés étaient différentes. Jean reconnaissait les faiblesses de chacun avec une inexorable acuité. A présent, la voie était libre devant Jésus. Il fit encore un pas et se trouva en face de Jean.
Durant quelques secondes, les yeux insondables du Baptiste s’agrandirent, puis ils reprirent leur expression première. Mais sa voix trembla lorsqu’il dit :
– C’est moi qui devrais te demander le baptême, étranger !
– Je te prie de me donner le baptême, Jean ! dit Jésus fermement.
Alors le Baptiste l’immergea à son tour. On entendit un grondement venant d’en-haut et Jean vit la Colombe descendre au-dessus de Jésus. Incapable de proférer une seule parole, il tomba à genoux devant lui.
Jésus le releva et lui parla. Alors il se calma et continua à baptiser.
A la tombée de la nuit, Jean chercha Jésus dans la foule et le trouva. Ensemble, ils traversèrent le vaste camp des pèlerins jusqu’à la tente de Jean. Ils y pénétrèrent silencieusement et s’assirent.
– 4 –
Et de Jean jaillit la parole qu’il avait gardée en lui toute la journée.
– Seigneur, c’est Toi ! Celui qui doit venir !
En signe d’assentiment, Jésus inclina silencieusement la tête ; lui aussi en avait la certitude. Les paroles de Jean-Baptiste n’étaient plus nécessaires pour éclairer Jésus. Depuis qu’il avait reçu le baptême, il savait qu’il était issu de Dieu Lui-même pour montrer à l’humanité, une fois encore, le chemin qui conduit au Père, pour lui annoncer la Lumière et une vie nouvelle, et, par la Parole, combattre les ténèbres menaçantes.
La Force qui émanait de lui était si puissante que Jean pouvait à peine la supporter. Tel un raz de marée, cette Force devait déferler sur Israël, secouer les hommes pour qu’ils prennent conscience. Une seule parole de Jésus réussirait bien mieux auprès des hommes que si lui, Jean, prêchait toute sa vie durant !
« Si seulement je pouvais travailler à tes côtés, Seigneur, si seulement je pouvais rester près de toi ! »
Les paroles de Jean étaient une prière.
Jésus le regarda d’un air songeur, puis il baissa la tête et dit d’une voix basse mais catégorique :
Tu es le premier homme qui m’ait reconnu ! Tu seras le premier homme à me quitter.
Effrayé, Jean fixa le Fils de Dieu, mais Jésus sourit pour le tranquilliser.
Il te sera permis de retourner vers la Lumière, Jean. Bientôt tu échangeras ce monde contre un autre, bien plus beau.
Et Jean le comprit. Mais il ne pressentait pas quelle douleur l’attendait avant que la mort ne le délivre. Il savait qu’il s’était attiré la haine de beaucoup par la rigueur de ses paroles. Plus d’un, qui était venu vers lui en rampant et en implorant son aide, avait éprouvé son impitoyable dureté.
Par quelques paroles, Jean arrachait aux hommes tout faux-semblant. Sa franchise ne pouvait être supportée de tous. Il savait qu’il n’était que le précurseur d’un autre plus élevé que lui, il voulait mettre les hommes en garde contre le Jugement à venir et les rendre attentifs à leurs faiblesses.
Jean fit ses adieux à Jésus pour toujours ; il savait qu’il ne le reverrait pas…
– 5 –
➙ Jésus passait sa vie en solitaire, à l’écart des hommes. Il pouvait enfin apaiser son profond désir de solitude. Et, ainsi qu’il l’avait souhaité, il communiquait avec Dieu dans le calme qui l’entourait. Peu à peu son corps physique put alors supporter la Grande Force de Lumière qui reposait en lui et le pénétrait depuis qu’il avait été investi de sa Mission, le jour de son baptême.
La complète harmonie entre le corps et l’esprit n’était pas encore atteinte et Jésus, qui le savait, demeura éloigné des hommes tant que cet accord ne fut pas réalisé. Il savait bien que chaque minute était précieuse, que les hommes avaient plus que jamais besoin de sa parole, mais un début prématuré pourrait avoir des suites néfastes pour son corps.
Examinant tout avec soin et n’agissant que selon les Lois divines, Jésus passait ses jours à préparer ce qui devait être accompli.
Pendant cette période, la plus sereine de sa vie terrestre, il parlait avec Dieu et ne faisait qu’un avec son Père céleste.
Jésus vécut au désert trois années durant qui semblèrent passer comme un jour. Habituellement, combien longues paraissent ces années à un homme qui attend un accomplissement ! Pendant ce temps, tout son corps se transformait. Jésus ne prit conscience de cette transformation extérieure que lorsqu’il décida subitement de retourner parmi les hommes. Il sut que son temps était venu. Il ne pouvait rester seul plus longtemps.
Songeur, Jésus était assis devant la grotte où il avait toujours passé ses nuits et qui avait été son foyer durant ces trois années. Une fois encore, il fit dérouler son passé devant lui, ce qui avait été sa vie jusqu’à cette heure. Une nouvelle fois, il revécut pleinement toutes les splendeurs qu’il lui avait été donné de percevoir dans la solitude. Chaque souffle fut un remerciement au Père. Ce fut pour lui cette heure indiciblement solennelle que les hommes ne peuvent que pressentir en leur intuition la plus intime.
Et, pendant son recueillement, Jésus vit où en était l’humanité ; il vit tous les fils embrouillés, tous les chemins erronés que suivaient les hommes.
- Père, je t’en prie, donne-moi la Force de la Lumière pour que j’éclaire les ténèbres !
C’est alors que Lucifer s’approcha de lui.
Jésus resta calme, malgré sa souffrance. Lucifer dit :
– Je veux t’aider à accomplir ton œuvre sur Terre. Mon pouvoir est grand, je tiens les hommes par des fils invisibles et ils agissent suivant ma volonté. Je veux faire de toi le maître des mondes. Ta puissance doit dominer tous les hommes.
– 6 –
Jésus répondit :
- Comment le valet pourrait-il réussir à élever son maître ? A moins que celui-ci ne lui soit soumis ! Éloigne-toi de moi, Lucifer !
L’esprit des ténèbres alors le quitta.
➙ Jésus fit son entrée dans le monde et le trouva plus ténébreux encore qu’il ne l’avait craint. Face aux hommes… il était seul ; personne ne le connaissait, personne ne s’inquiétait de lui… et pourtant ils avaient besoin de lui ! Comparé au nombre de ceux qui craignaient la Lumière et cherchaient à l’éviter, le nombre des chercheurs était minime. Des prêtres sans scrupules avaient accaparé la domination des âmes. Agissant arbitrairement, ils exploitaient les hommes à des fins personnelles. Jésus parcourait le pays et prêchait. Petit à petit, des auditeurs se manifestèrent. Voulant entendre le nouveau prophète, le peuple accourait.
Mais les hommes couraient au devant de quiconque venait leur parler. Ils ne faisaient aucune distinction et les écoutaient tous tant qu’ils ne parlaient pas contre les pharisiens et les scribes. Cela seul transformait leur intérêt en railleries. Ils se moquaient de l’orateur et l’abandonnaient.
Seul Jean avait exercé sur les masses un pouvoir plus grand que les pharisiens. Durement et en peu de mots, il avait dit aux hommes la Vérité, mais avec cette conviction intérieure qui pénètre dans les âmes des auditeurs, même lorsque ceux-ci s’y opposent. En réalité, ils n’étaient nullement railleurs. Ils avaient seulement perdu la foi. Ils n’avaient pas non plus la volonté de se dresser contre la Force de la Lumière. Par contre, ils se laissaient dominer par les ténèbres et étaient malheureux au fond d’eux-mêmes, mais ne le laissaient pas voir.
Jésus le reconnut bien vite et son Amour pour les hommes grandit. Si les paroles de Jean, son précurseur, étaient dures et frappaient impitoyablement, celles de Jésus étaient d’une si grande bonté, emplies de tant d’Amour, qu’elles touchaient le cœur des hommes, les pénétraient et continuaient à y agir. Les hommes avaient l’impression que soudain une corde sensible avait été touchée, leur faisant mal, et éveillant en eux une douleur leur rappelant tout bas une chose oubliée depuis longtemps.
Leurs cœurs étaient comme frappés par des éclairs de lumière, bouleversants et libérateurs.
Ils se sentaient attirés de plus en plus fortement par « le prédicateur du désert », comme on l’appelait. Sa présence les captivait toujours plus profondément. Son nom était propagé à travers le pays à la vitesse de l’éclair.
Jésus parla au bord de la mer de Galilée. Ses auditeurs formaient une foule immense. Par des paraboles, il rendit la Parole de Dieu compréhensible au peuple. Le peuple d’Israël était paresseux dans sa façon de penser. Il lui fallait constamment chercher de nouvelles voies pour lui expliquer l’objet de ses paroles.
– 7 –
Jésus parla aux hommes comme on parle aux enfants, infatigablement, avec une patience inépuisable. Et comme des enfants, les hommes posaient aussi des questions. Ils voulaient toujours savoir autre chose. Leurs questions étaient en partie si insensées que Jésus se demandait :
– Me comprendront-ils jamais ?
Comme le flot humain grossissait de plus en plus, Jésus demanda du secours à Dieu, un secours terrestre. Après chaque prédication, il était presque renversé par l’énorme foule de ceux qui, se pressant autour de lui, posaient des questions. Par leurs propos raisonneurs, les pharisiens essayaient de lui tendre des pièges. Jésus pénétrait leurs desseins et s’emportait. Devant les hommes, ses réponses mettaient à nu leurs âmes et dévoilaient leurs intentions.
C’est ainsi que s’éveilla leur haine qui le guettait continuellement.
➙ Deux frères habitaient au bord du lac de Génésareth ; gens simples, ils vivaient de la pêche. Eux aussi avaient entendu parler du prophète qui parcourait le pays et apportait aux hommes une sagesse encore jamais entendue. Mais, comme ils n’avaient pas le temps de se libérer de leurs occupations, ils espéraient toujours que Jésus viendrait parler aussi dans leur région. Un soir qu’ils se rendaient au large pour rentrer leurs filets, André se mit à parler de Jésus, tandis que son frère Simon l’écoutait sans mot dire. André attendait patiemment. Il recommençait inlassablement son récit. Enfin, il demanda sans ambages :
– Pourquoi ne parles-tu pas, Simon ? D’habitude, la parole ne te fait jamais défaut !
Pensif, Simon regardait devant lui. Il finit par rompre le silence :
– Jusqu’à présent nous ne nous sommes jamais inquiétés des prophètes, André. Nous avions toujours trop de travail. Et je pense qu’en ce moment nous devons surtout nous occuper de la façon dont nous pouvons gagner notre vie.
Nous n’avons jamais vu cet homme qui enthousiasme les foules, nous sommes bien trop simples pour comprendre ce qu’il dit. Pourquoi nous creuser la tête, André ?
– Et si ce prophète était celui de qui notre peuple espère tant ?
Simon se tut de nouveau. Mais André insista :
– 8 –
– Et s’il est le Messie, Simon ? Alors continueras-tu à vivre en silence, à lancer et à retirer tes filets jour après jour ? Dis-moi, Simon, que ferais-tu si ce Jésus était le Messie ?
– Alors, dit Simon gravement, je changerais de nom et je commencerais une nouvelle vie sous un nouveau nom !
André se tut…
Lorsqu’ils eurent tiré leur barque sur le rivage et vidé les filets pleins dans des paniers, un homme passa près d’eux, revint sur ses pas et leur parla. André se troubla, se mit à bégayer, et, tout confus, se pencha sur ses paniers.
Simon scruta l’étranger. L’homme n’avait dit que quelques mots, mais ceux-ci troublèrent André. Il n’était pas sûr que son impression soit juste ; de plus, il craignait la réaction de son frère. Mais Simon, plus sûr de lui, questionna l’étranger :
– Es-tu celui qu’on dit être le plus grand prophète jamais connu en Israël ?
– Je le suis ! dit Jésus.
– Alors, il faudrait que je réalise ce que j’ai promis aujourd’hui ! répliqua Simon.
Jésus dit :
– Suivez-moi ! Je veux faire de vous des pêcheurs d’hommes !
Et les frères quittèrent tous leurs biens et suivirent Jésus, Simon abandonna son ancien nom et dorénavant se fit appeler Pierre.
André et Pierre prièrent Jésus de les autoriser à raconter sa vie à leurs amis Jacques et Jean, ce qu’il leur accorda.
Lorsqu’ils entendirent parler de Jésus, Jacques et Jean désirèrent le voir. Eux aussi reconnurent en lui le guide tant attendu. Ils le suivirent joyeusement, abandonnant tout ce qu’ils possédaient. Ils furent les premiers disciples qui devaient être aux côtés de Jésus.
Il dut d’abord les guider pour qu’ils se débarrassent tout à fait de ce qui était « ancien ». Il fallait qu’ils deviennent des hommes entièrement nouveaux. Mais cela semblait présenter des difficultés insurmontables. Ils s’efforçaient sincèrement de saisir les paroles du Maître, mais tout ce qu’ils entendaient était trop bouleversant pour eux.
– 9 –
Jésus devait les traiter, eux aussi, comme des enfants. Cependant, leur simplicité et leur modestie leur permit néanmoins de se rapprocher peu à peu de Jésus dans leur compréhension. La fierté les gagnait lorsqu’ils entendaient parler Jésus, fierté d’être seuls autorisés, en tant qu’hommes, à rester près de lui. Ils voulaient l’avoir pour eux seuls et cherchaient à écarter les étrangers qui s’approchaient pour le questionner. Il leur était difficile de distinguer ceux qu’ils devaient éloigner.
De nombreux malades imploraient le secours de Jésus. Ils croyaient qu’il avait le pouvoir de les guérir et ne se laissaient pas écarter. Et Jésus guérissait et aidait lorsqu’on l’en suppliait. La nouvelle des miracles était colportée dans tous les pays. De ville en ville, une foule toujours plus grande se joignait à lui. Les gens cheminaient avec Jésus des journées entières. Partout, dans chaque ville, les portes des riches s’ouvraient devant Jésus et ses disciples. Ils étaient estimés et honorés partout où ils allaient. Une seule ville ne voulait pas reconnaître Jésus, sa ville natale… Nazareth.
Malgré les prières réitérées de ses disciples, Jésus différait toujours le moment de prendre la parole à Nazareth. Il savait que les gens de cette ville ne lui témoigneraient qu’animosité.
Souvent il pensait à sa mère qui certainement se consumait de crainte à son sujet. Cependant, elle seule, il ne pouvait la secourir ; car elle ne voulait pas de son aide. Il s’affligeait de ce que Marie ne puisse se dominer et il dut l’éconduire lorsqu’elle vint le voir. Il savait qu’elle venait le sommer de revenir en arrière et il en était déçu.
Un froid s’établit entre eux, toute liaison était rompue. La douleur voulait s’emparer de Jésus lorsque Marie se détourna de lui et le quitta.
Jésus dut laisser partir un être humain sans pouvoir lui dire un mot. Ce fut dur, mais c’était là le seul secours qu’il put offrir à Marie.
Lorsque ses disciples le questionnaient, ne pouvant comprendre qu’il se contentât d’observer sans intervenir, il lui fallait sans cesse répondre :
– C’est par sa conviction seule qu’un homme peut faire ce qui est juste. Cela ne lui servirait de rien de suivre seulement mes conseils.
– Ne vivons-nous donc pas d’après ta parole, Maître ? N’est-ce donc pas un conseil quand tu nous dis de faire pénitence ?
Jésus comprit qu’ils ne pouvaient faire la différence, ni saisir la nuance entre un conseil personnel et ses paroles adressées aux hommes pour qu’ils retrouvent le chemin qui mène à Dieu. Il répondit :
– Si je disais à un homme, sans qu’il m’en eût prié : à partir de maintenant, prends un autre chemin, et s’il m’obéissait sans savoir pourquoi, il ne pourrait jamais reconnaître que l’ancien chemin était erroné. Il lui faudra d’abord trébucher sur son chemin et sentir combien il est pénible d’y marcher, alors je peux lui dire : en voici un autre, essaie-le et vois s’il te semble meilleur. Me comprenez-vous ?
Ils inclinèrent la tête. Jésus sourit, puis continua :
– 10 –
– Quand je dis : « Faites pénitence ! », l’homme peut choisir la voie qu’il veut prendre à cette fin. Il n’y a pas deux hommes qui puissent emprunter la même. Les motifs qui les conduisent sont trop différents. L’un préfère celle qui est raide et qui mène rapidement vers le haut, l’autre la voie facile qui demande plus de temps.
Jean interrogea le Maître du regard. Jésus lui fit un signe d’encouragement. Puis Jean demanda :
– Alors la voie raide est la meilleure ?
– Toutes deux sont équivalentes. Celle qui est raide est pénible et peut provoquer facilement une chute. Celle qui est large et commode peut faire oublier facilement le but, elle arrête l’élan des hommes et les endort.
Découragés, les disciples regardèrent le Seigneur. Ils voulurent poser d’autres questions, mais Jésus vit qu’ils ne comprenaient pas.
– Maintenant vous aimeriez me demander : Que devons-nous donc faire pour être sauvés ? Je vais vous répondre pour qu’enfin vous compreniez.
La vie ne vous est pas donnée pour que vous viviez facilement comme vous le désirez !
La vie vous est donnée pour que vous en fassiez l’expérience ! Soyez donc toujours vigilants ! Apprenez par vos échecs, apprenez par votre bonheur.
Regardez autour de vous, vous n’êtes pas sur la Terre pour la mépriser ! Il vous faut apprendre à la connaître, car vous portez des corps qui en proviennent. Je vais encore une fois vous donner les lois qui vibrent dans la création et auxquelles vous êtes soumis vous aussi. Mettez à profit le temps qui vous reste encore jusqu’à l’heure du Jugement.
➙ Le peuple s’était de nouveau réuni autour du Maître et de ses disciples. Ils écoutaient avec recueillement et voulaient en entendre davantage. Alors Jésus s’assit sur une colline et la foule venue pour entendre ses paroles s’étendit à ses pieds.
Et Jésus dit :
« Heureux ceux qui acceptent simplement la Vérité
car le Royaume des Cieux leur appartient.
– 11 –
Ne ressassez pas mes paroles, n’ergotez pas à leur sujet, vous n’en viendriez jamais à bout. Ne dites pas à vos semblables l’émotion qu’elles vous causent, car ils sont d’un genre différent et ne feraient que réagir à leur façon, ce qui vous troublerait.
Heureux ceux qui sont doux et patients
car ils domineront la Terre.
Apprenez à attendre, apprenez à vous modérer et vous posséderez un jour le pouvoir de soumettre d’autres hommes. C’est par la maîtrise de soi que l’on maîtrise autrui.
Heureux ceux qui doivent supporter la souffrance
car ils seront consolés.
Ne vous plaignez pas si la souffrance vous accable. Supportez-la et soyez forts ! Aucun mal ne peut vous approcher si vous ne l’avez provoqué. Mais tirez-en la leçon et corrigez-vous au plus profond de vous-mêmes ; alors le mal vous abandonnera et vous serez libres.
Heureux ceux qui implorent la Justice
car ils l’obtiendront.
Si vous croyez souffrir injustement, regardez ceux qui vous entourent et réparez toutes les fautes que vous avez jamais commises envers eux, même si vous croyez être dans votre droit. Aucun être humain n’a le droit d’en faire souffrir un autre ! Si vous êtes pur en ce domaine, personne ne vous fera souffrir injustement ; ils seront honteux devant votre grandeur d’âme.
Heureux les miséricordieux
car ils obtiendront la Miséricorde.
Mais ne vous trompez pas en pratiquant une fausse miséricorde, demandez-vous au contraire si votre bon vouloir profite véritablement aux hommes.
Heureux les pacifiques
car ils seront appelés enfants de Dieu.
Porter la paix en soi, transmettre la paix aux hommes exige une telle pureté d’âme que peu d’hommes seront déjà sur Terre appelés enfants de Dieu. L’homme qui porte vraiment la paix en lui, la paix divine, sera soulagement et baume pour son prochain, il guérira ses blessures par sa seule présence !
Heureux ceux qui souffrent pour la Justice
car le Royaume des Cieux leur appartient.
Souffrir pour la Justice signifie souffrir pour la Vérité. Tout accepter, vaincre tout, afin de pouvoir rester vrai, voilà ce qu’il y a de plus dur pour l’homme lors de sa pérégrination. Cela veut tout dire : vivre juste, vivre vrai, jusque dans les moindres détails ; mainte lutte, mainte souffrance en seront les conséquences. Ce sera l’expérience de la vie, l’expérience véritable durant toute la pérégrination de l’homme. Tel devrait être son chemin pour que la voie vers le Royaume des Cieux lui soit ouverte.
– 12 –
Heureux ceux qui ont le cœur pur
car ils verront Dieu.
Ces mots contiennent tout ; c’est ce que l’homme peut acquérir de plus grand : Voir Dieu dans Ses œuvres. Son cœur doit être pur, clair comme le cristal afin qu’aucun voile ne trouble sa vue. Voir c’est reconnaître ! L’homme qui est pur de cœur est parvenu à l’accomplissement ; il peut s’élever vers la Lumière ».
➙ Lorsque Jésus eut terminé, il se fit un profond silence. Les pensées et les impressions des hommes se lisaient sur leurs visages. Mais ce n’étaient pas les traits des hommes que Jésus regardait au préalable pour reconnaître la façon dont ils avaient accueilli son message. Il les connaissait et espérait qu’au moins certains auraient conservé quelque chose de ce qu’il avait annoncé.
Il savait que la compréhension s’éveillait lentement chez les hommes ; leur nostalgie du savoir véritable ne pouvait plus être étouffée. Cela rendait Jésus joyeux et reconnaissant envers Dieu.
➙ À cette époque, les disciples l’entourèrent plus étroitement. D’autres disciples se joignirent à eux. Beaucoup s’approchèrent de Jésus ; il dut en refuser plusieurs mais il en accepta certains.
Ses compagnons permanents étaient douze disciples issus de toutes les couches de la population. Des frictions furent donc inévitables au début de leur vie commune. Ils se retrouvaient par petits groupes et devaient pourtant vivre tous ensemble pour Jésus. Ils commencèrent à s’accuser mutuellement devant lui et il lui fallut une patience infinie pour les mettre tous d’accord. Ils étaient encore beaucoup trop inexpérimentés en tout pour pouvoir remarquer la douleur qu’ils causaient par là à leur Maître.
C’est ainsi que, lors d’une dispute, Jésus les regarda si tristement qu’ils se turent, déconcertés. Jésus se détourna, car jamais encore ils ne s’étaient disputés en sa présence. Honteux, ils s’approchèrent et le prièrent de leur pardonner. Mais Jésus ne les écouta pas, il les quitta pendant la nuit et continua seul son chemin.
Peu de temps après, alors qu’il prêchait, il les vit assis parmi les auditeurs, le regardant avec désespoir. Il eut pitié d’eux et leur permit de revenir auprès de lui. A partir de ce moment, ils furent unis. Ils s’étaient rendu compte que seule la vie près de leur Maître était possible pour eux et ils essayaient de se corriger pour plaire à Jésus.
Jésus vit leur bonne volonté et les sermonna avec bonté :
– 13 –
« Croyez-vous que la vie à mes côtés vous profitera si vous voulez avoir raison et si chacun veut en remontrer aux autres ? Aucun d’entre vous n’est assez pur pour se soucier de la pureté de son prochain. Appliquez-vous à devenir simples, peu importe que vous soyez issus des classes riches ou du petit peuple. Tout un chacun a une mission en accord avec ses dispositions ; s’il veut s’y consacrer entièrement, il n’a pas de temps à perdre en paroles futiles.
Vous tous, vous écoutez ma Parole et vous promettez de vous y conformer. Comment puis-je le croire puisque je ne vois aucun résultat ? Ma semence ne lève pas ! Vous devez agir dans ma Parole pour que l’humanité puisse s’édifier à votre exemple lorsque je ne serai plus. »
Les disciples ne purent supporter plus longtemps l’affliction de leur Maître. Pour la première fois, ses paroles s’imprimaient en eux comme au fer rouge, car leurs âmes étaient complètement ouvertes. Durant leur solitude, ils s’étaient retrouvés et étroitement unis. Dorénavant, ils voulaient vivre côte à côte. Leur présomption puérile les quitta pour toujours ! L’harmonie et la joie régnaient parmi les disciples, et Jésus parcourait à nouveau le pays avec eux.
Dans chaque ville, Jésus était accueilli par les plus riches et les notables, on était heureux de pouvoir l’héberger. Mais le peuple attendait son aide et les Romains toléraient Jésus en silence ; ils connaissaient le pouvoir immense qu’il avait acquis sur le peuple, et ils ressentaient sa bienfaisante activité. Jamais Israël n’avait été aussi calme que maintenant où Jésus exhortait à la paix.
En vain, les pharisiens essayaient de l’entraver, de le brouiller avec les Romains. Avec calme il les repoussait sans cesse. Sa parole « donnez à César ce qui est à César » fut rapportée aux gouverneurs romains, et leur fit plaisir. Les manières sournoises des pharisiens envers Rome leur étaient désagréables et odieuses. Ils savaient que c’étaient eux qui attisaient toujours le mécontentement du peuple. Ils connaissaient la haine qu’ils inoculaient au peuple contre les publicains et étaient soulagés de ce que Jésus ne craignît pas de s’asseoir parmi les publicains et d’être leur hôte.
Du temps de Jésus, le peuple d’Israël n’était plus capable de se gouverner lui-même ; il était depuis trop longtemps sous une domination étrangère. Les longues années de servitude avaient fait naître en lui des attitudes propres aux esclaves. Le peuple gémissait, se lamentait, souffrait sous la domination de Rome, mais ne faisait aucune tentative pour s’en délivrer car, au fond, c’était ainsi beaucoup plus facile pour le pays. Une hostilité qui n’osait ouvertement se montrer germait en secret.
Les pharisiens en étaient les meneurs cachés. Jamais ils ne montraient leur haine devant les Romains. En apparence, ils étaient partisans de Rome, mais clandestinement ils attisaient et provoquaient la résistance. Et si les Romains, forts de leur droit souverain, attaquaient ouvertement, des lamentations se faisaient entendre jusqu’à ce que, plein de mépris, on renonçât à en demander raison aux Juifs.
Jésus voyait tout cela clairement et se demandait souvent pourquoi il lui avait fallu naître précisément parmi ce peuple. Lié à son corps terrestre, il se débattait avec ce problème qui lui coûtait mainte lutte silencieuse. Il s’efforçait de trouver ce qui avait pu l’attirer en Israël.
Cette question préoccupait aussi ses disciples. Ils se rendaient compte de la différence évidente entre la nature inconsistante du peuple et l’attitude ferme et consciente de leur Maître. Un jour ils questionnèrent Jésus à ce sujet :
– 14 –
– Pourquoi a-t-il fallu que tu naisses en Israël, ce pays privé de tout droit ? Est-ce réellement pour l’unique raison que les prophètes l’ont annoncé depuis des temps immémoriaux ?
– Non, ce n’est pas à cause des prophètes car, lorsqu’ils ont fait leurs prédictions, ce n’est pas moi qu’ils ont annoncé ! Ils ont annoncé celui qui viendra après moi. J’ai été envoyé, sinon Israël, et ainsi le dernier reste pouvant encore revendiquer ce nom ancien, aurait dû être anéanti et avec lui ce qui était resté bon. Je vais essayer de sauver Israël, de l’affranchir à nouveau. Je ne veux libérer qu’un petit nombre de ce peuple jadis élu et lui rendre sa force. Mais c’est à lui de décider s’il sera libre ou s’il restera éternellement esclave.
– Israël combattra donc les Romains ?
– Vous ne me comprenez pas ! je ne veux pas la guerre. Rome n’est pas l’ennemi d’Israël. Israël ne peut que remercier Rome car, grâce à Rome, Israël ne s’est pas endormi. L’ennemi qu’il faut combattre se trouve en chacun de vous. Si vous l’exterminez en vous, alors votre liberté spirituelle et votre ascension seront assurées et vous ne resterez pas asservis. Et ceux qui vous dominent actuellement auront également bientôt disparu. Que vous enseignent vos prêtres ? Par quoi vous troublent-ils ? Ont-ils une seule fois essayé d’éveiller en vous autre chose que l’envie, la malveillance et la lâcheté ?
Croyez-vous pouvoir ainsi prétendre à l’acquittement ?
A quoi vous sert d’avoir le libre arbitre, pourquoi vivez-vous ? Pour jouir de votre paresse peut-être ? Vous faut-il donc tout accepter et laisser d’autres penser pour vous ?
Je vais vous dire pourquoi j’ai dû être un fils de votre peuple.
Israël est le pays le plus désolé et il est dominé par un peuple qui a atteint actuellement son apogée.
Je sème dans cette terre presque décomposée et, après la moisson, le vent portera les grains par-dessus la mer jusqu’à Rome. C’est la dernière mission de Rome de les répandre sur toute la Terre. Ensuite viendra sa décadence.
Jean dit lentement :
– Alors tu aurais pu naître tout aussi bien à Rome, Seigneur ?
Pierre s’interposa avec véhémence :
– Et que serait-il advenu de nous ?
– 15 –
Jésus sourit, puis tranquillement dit :
– Pourquoi vous disputer ? Ne vous suffit-il pas que je sois là ? Tu as raison, Jean. Si j’étais né à Rome, mon chemin serait plus facile. Même alors, ma Parole serait parvenue jusqu’à vous et vous seriez devenus mes disciples. Ainsi, c’est moi qui vous ai cherchés, autrement c’eût été à vous d’aller à ma recherche.
Pierre en convint aussi mais, par la suite, des pensées concernant certaines possibilités s’éveillèrent en lui auxquelles il ne put imposer silence. Aucun des disciples ne serait entré dans ses vues, Pierre le savait, excepté Judas Ischariot. Il commença à en parler avec lui et ensemble ils envisagèrent toutes les éventualités. Jésus, qui le savait, se taisait.
➙ C’était à Arimathie. Alors que Jésus avait longuement parlé au peuple, et avec insistance, un pharisien s’avança.
Jésus le vit venir et le regarda fixement. Avec hypocrisie, le pharisien s’inclina profondément et, se frottant les mains, commença :
- Il y a longtemps que j’entends parler de ta sagesse, Maître. Veux-tu répondre à quelques-unes de mes questions ?
Ils commençaient tous ainsi. Jésus, qui connaissait la manière des pharisiens, répondit brièvement :
– Questionne !
De nouveau, le pharisien s’inclina :
– Tu es tellement sage, Maître, que le peuple est subjugué par ta parole. Tous les hommes qui louent ton nom veulent suivre ta doctrine, comment est-il alors possible que les hommes qui t’entourent constamment se permettent de mépriser les Commandements de Dieu, sans que tu leur en demandes raison ? N’as-tu pas dit toi-même que nous devions les respecter ?
– Quel est le commandement que mes disciples ont violé ?
– Le commandement de la sanctification du Sabbat. Ils ne respectent pas non plus les périodes de jeûne, ils négligent les ablutions prescrites.
Jésus lança un regard furtif à ses disciples : l’indignation se lisait sur tous les visages. Puis, se tournant vers le pharisien :
– 16 –
– Tu prononces des paroles graves, rabbi. La sanctification du sabbat ! L’homme devrait observer chaque jour une heure de sabbat. Il ne lui sert à rien de passer, conformément au rite prescrit, le jour fixé par les hommes comme jour de repos. Cela également, vous l’avez interprété au sens terrestre.
– L’homme peut sanctifier le sabbat chaque jour, pour lui-même, mais autrement que vous l’avez conçu ! Les ablutions avant le sabbat doivent être la purification de l’âme, le nettoiement de toute souillure qui la recouvre et les périodes de jeûne ne signifient pas l’abstinence ; mais les privations, bien que terrestres, doivent être d’une autre nature.
Celui qui se recueille dans la solitude, qui se libère de toute pensée basse et quotidienne, qui n’est pas l’esclave de ses convoitises et qui s’approche pieusement de son Dieu dans la prière, celui-là respecte le sabbat et le sanctifie ! Il s’est lavé de toute souillure, il a jeûné tout en absorbant seulement ce dont son corps avait besoin.
– Ainsi, tu veux abolir ce que Moïse nous a légué ?
– Je ne suis venu ni pour abolir, ni pour évincer les prophètes. Je suis venu pour accomplir, pour compléter ce que les prophètes vous ont légué, car vous l’avez mal conservé, vous l’avez transformé selon vos conceptions pour qu’il vous soit plus facile de dominer le peuple. Chaque prophète vous a secoués de votre torpeur, mais vous vous êtes toujours rendormis. A présent, je suis venu moi aussi. Par là Dieu vous a placés pour la dernière fois en face de la décision à prendre. Vous ne disposez que de peu de temps. Comblez les lacunes que vous avez laissées dans votre construction, je vous en fournis les matériaux. Mais gardez-vous, pharisiens, qu’auparavant elle ne s’effondre sur vous et ne vous ensevelisse !
Le pharisien regarda Jésus d’un air furieux, car il l’avait démasqué devant le peuple entier. En criant, il voulut s’élancer sur Jésus et le frapper.
A cet instant, un homme sortit de la foule et jeta le forcené à terre. Haletant, le pharisien se releva après être resté étendu peureusement quelques instants dans l’attente des coups. Mais, voyant qu’on le laissait tranquille, il s’esquiva, accompagné des cris moqueurs de la foule. Et Jésus leva le bras, les hommes se turent. Ils le regardèrent, emplis d’attente :
– Pourquoi vous moquez-vous de cet homme ? Croyez-vous avoir une raison de le faire ? Ne devriez-vous pas vous affliger d’avoir jusqu’à présent suivi de pareils chefs ? Aveuglément et sans réflexion ! N’avez-vous pas la responsabilité de tout examiner avant de dire oui ? Fallait-il que je vienne pour démasquer ce genre d’homme ?
Honteux, ils baissèrent la tête. Même les plus endurcis ressentaient l’amour qui se manifestait à travers ses paroles réprobatrices.
Alors Jésus se tourna vers l’homme qui l’avait protégé.
– Je te remercie de ton intervention.
– 17 –
Il lui sourit. L’homme supplia Jésus du regard.
– Seigneur, veux-tu être mon hôte dans cette ville ? Et Jésus l’accompagna dans sa maison.
L’homme s’appelait Joseph et était le plus riche d’Arimathie ; c’est pourquoi on le nommait Joseph d’Arimathie. Il était le descendant d’une vieille famille et portait le titre de prince. Sa maison était grande et spacieuse ; elle accueillit Jésus avec tous ses disciples.
Joseph d’Arimathie offrit son palais à Jésus.
– Prends tout ce qui m’appartient, Seigneur ! Laisse venir le peuple vers toi, qu’il te cherche, mais ne parcours pas le pays à la recherche des hommes !
Jésus répondit :
– Je suis envoyé pour chercher les égarés et pour les ramener au Père, ma demeure n’est pas de cette Terre, mais près de mon Père. Mais lorsque le Fils de l’Homme viendra, vous, les hommes, vous devrez lui construire la demeure la plus magnifique que la Terre ait jamais portée. Il habitera parmi vous et entrera et sortira tous les jours de chez vous. Mon temps est de courte durée, mais pas si court que je ne puisse tout vous dire. Suivez moi et vivez selon mes paroles, alors je ne serai pas venu en vain !
Joseph se tut longuement, puis il dit :
– Mais comment puis-je te servir, Seigneur ?
– Ne me sers pas, moi, mais sers Dieu en donnant la preuve à tous les hommes qui te sont soumis qu’obéir et gouverner peut unir les hommes harmonieusement.
Et Joseph d’Arimathie se tut. Mais, dans son for intérieur, les paroles du Fils de Dieu levaient. Elles vivaient et illuminaient toute son existence.
➙ Parmi les disciples, il y en avait un qui devait lutter fortement contre son intellect ; c’était Judas Ischariot.
Au cours de leurs pérégrinations, il restait près de Pierre qui aimait parler avec lui. Ainsi, un jour, Judas lui demanda :
– 18 –
– Ne crois-tu pas que ce serait magnifique si notre Maître était roi des Juifs ? Un vrai roi qui puisse gouverner les hommes. Tout ne lui serait-il pas beaucoup plus facile ?
Pierre répondit tranquillement :
– Notre Maître est bien plus qu’un roi des Juifs, il est roi du Ciel et son royaume est immensément grand. Laisse donc ces sottes pensées, Judas.
– Alors tu crois que Jésus peut dominer l’univers en prononçant un seul mot, s’il le veut ?
– Si grand est son pouvoir qu’il pourrait aussi détruire le monde, mais il ne voudrait jamais faire chose pareille, sinon il ne serait pas ici sur Terre pour nous sauver, nous pauvres pécheurs.
Judas se tut. Ils continuèrent leur chemin en silence. Judas rêvait de splendeurs et de fastes terrestres. Il était convaincu que le peuple couronnerait Jésus roi s’il le voulait. Judas ne pouvait se défaire de cette idée et pensait que ce serait merveilleux d’être vraiment souverain, de dominer des milliers d’êtres qui seraient contraints de le servir. Jusqu’à présent, c’était toujours lui le serviteur. Maintenant qu’il pouvait enfin accéder au pouvoir, Jésus le lui refusait. Combien d’hommes n’avaient-ils pas offert leur fortune ! Que n’aurait-on pu réaliser avec cet avoir ? Non, que Jésus veuille laisser échapper tout cela, c’était de la folie. Ne pensait-il pas à l’avenir ? Ils ne pouvaient éternellement cheminer sur la grand-route sans avoir un foyer, un toit au-dessus de leur tête. Il leur faudrait pourtant se reposer un jour, ce serait alors peut-être trop tard pour ses projets actuels ; ils étaient réalisables en ce moment, si seulement Jésus le voulait. Pourquoi s’y opposait-il ? Et Judas résolut d’agir à la place de son Maître.
Cependant, il questionna Jésus au préalable :
– Seigneur, pourquoi ne penses-tu pas à assurer tes vieux jours ? Pourquoi ne gardes-tu pas une partie du superflu que l’on t’offre ?
– N’as-tu pas entendu, Judas, ce que j’ai répondu à ceux qui m’offraient leurs biens et leur argent ?
Mais Judas ne céda pas :
– Ne disais-tu pas que nous étions là pour te protéger matériellement, Maître ? Cela implique également que nous cherchions à t’épargner la misère. Tu ne dois pas te sacrifier sans penser qu’un jour tu pourrais te trouver dans le besoin. Nous, tes disciples, nous voulons assurer ta subsistance, c’est pourquoi tu dois nous permettre d’accepter pour toi.
– N’as-tu pas entendu ce que je disais : Ne vous souciez pas du lendemain, à chaque jour suffit sa peine. Sonde ton cœur, Judas, afin de ne pas confondre l’égoïsme avec la bienveillance ! Non, ne te défends pas ! Ne m’as-tu pas toujours fait confiance ? Pourquoi veux-tu agir à présent de ton propre chef ? Si la foi te fait défaut, alors prends les richesses qui te sont offertes, mais reste loin de moi !
– 19 –
– Seigneur, dit Judas, tu prends ma sollicitude pour de l’égoïsme, crois-moi…
– Depuis quand me méprendrais-je au sujet de mes disciples, Judas ? N’ai-je pas toujours vu jusqu’au fond de leur cœur ? Tes paroles me font mal, va !
Alors Judas resta en arrière et suivit longtemps Jésus du regard tandis qu’il avançait aux côtés de Jean.
Depuis cette mise au point, Judas ne connut plus de repos. Sans cesse il se rappelait les paroles de son Seigneur et essayait en vain d’oublier le blâme qui brûlait en lui et ne le laissait pas en paix.
Peu à peu, il commença à scruter les paroles de Jésus avec une acuité intellectuelle dont il n’avait jamais encore fait preuve de sa vie. Cherchait-il des lacunes ou des contradictions dans les paroles de son Maître ? Jésus ne remarquait-il donc pas le changement de son disciple ? Il ne lui fit aucune réprimande sur sa conduite. Et pourtant, tous les autres disciples étaient surpris des manières renfermées et de l’entêtement de Judas.
Cependant, le silence de Jésus était pour Judas la plus sévère punition qui pût le frapper. Le sommeil le fuyait et, peu à peu, il tomba malade. Il savait que Jésus attendait qu’il vienne implorer son pardon, mais déjà Judas ne pouvait plus revenir en arrière.
Il endurait les plus terribles tourments lorsque Jésus était attaqué, lorsque les pharisiens l’approchaient pour lui poser des questions pièges. Il priait pour que Jésus fasse quelque chose d’extraordinaire, un miracle qui les forcerait tous à croire. Les guérisons étaient bien considérées comme des miracles, mais on pouvait les expliquer également par l’intellect. Les hommes dont s’occupait Jésus n’étaient-ils pas tous croyants ? Avait-il jusqu’à présent voulu guérir un homme doutant de la Force ?
Judas désirait ardemment que Jésus fasse pour une fois une action qu’on ne pourrait prétendre expliquer par l’imagination humaine. Alors il serait soulagé, il irait voir Jésus et, pleurant de bonheur, se jetterait à ses genoux et implorerait son pardon !
Dieu avait-il exaucé cette prière ? Judas en était convaincu, car ce qu’i1 avait tant désiré se réalisa.
Jésus approchait d’une ville. Depuis des heures déjà, le peuple affluait et saluait le prophète avec des cris d’allégresse. Chaque fois que Jésus quittait une ville ou un village, les hommes l’accompagnaient sur une longue distance et, à son approche, la population de l’autre ville venait loin à sa rencontre.
De cette façon, les disciples étaient de moins en moins souvent seuls avec leur Maître. Ils le regrettaient tous, car traverser la campagne aux côtés de Jésus était pour eux ce qu’il y avait de plus beau. Jésus leur était alors beaucoup plus proche ; il parlait avec chacun et participait à toutes leurs plaisanteries. Les disciples l’avaient d’autant moins souvent à eux qu’il devenait plus connu du peuple et que davantage de monde se pressait autour de lui.
– 20 –
A présent qu’ils approchaient de la ville de Capharnaüm, les routes étaient noires de monde. Les disciples commencèrent à se plaindre de la chaleur et de la bêtise du peuple qui rendait les routes encore plus poussiéreuses et plus insupportables. Ils eurent beaucoup de peine à écarter les curieux, les quémandeurs, les questionneurs qui tous voulaient approcher Jésus.
Mais Jésus prononça des paroles d’apaisement. De cette façon, il dut non seulement réprimander le peuple, mais aussi ses disciples. C’était toujours lui le plus patient et tous, adultes et enfants, le reconnaissaient à cela. Ils se pressaient autour de lui, même s’ils ne l’avaient jamais vu.
Judas les précédait de loin, laissant une grande distance entre les autres et lui-même. Tous voyaient que Judas, ne pouvant supporter le voisinage de son Maître, fuyait. Soudain, il chercha à se frayer un passage ; il écarta brutalement les gens qui lui barraient la route, traînant derrière lui un homme qui avait du mal à le suivre.
Haletant et rouge de chaleur, Judas s’arrêta devant Jésus. Il poussa l’homme d’un pas afin qu’il se trouve face à face avec Jésus. Un temps d’arrêt se produisit. L’interminable cortège humain s’immobilisa. Jésus demanda à l’homme qui portait un uniforme de centurion romain ce qu’il désirait. Après une courte hésitation, il dit :
– Seigneur, mon enfant se meurt, il n’y a plus d’espoir si tu ne viens pas lui rendre la santé !
Alentour, le peuple mécontent gronda :
– Qu’attend donc ce Romain de notre prophète ? Qu’il s’en aille, c’est un païen !
Mais Jésus ne tint pas compte de la remarque. Il considéra d’abord longuement le Romain, puis lui dit : – Je guérirai ton enfant. Je te suis, va devant !
C’est alors que l’homme se retourna et précéda Jésus en direction de la ville. Cependant Judas, qui l’avait amené à Jésus, espérait qu’ici enfin aurait lieu le miracle si ardemment attendu.
A Capharnaüm, la foule était si dense le long des rues que les disciples furent obligés de se frayer un passage à coups de poing devant la maison du centurion. A l’intérieur, les pleureuses gémissaient et se lamentaient déjà. La fille du Romain était morte.
Judas tressaillit, son attente devint fébrile. Il était tendu, voulant savoir ce que ferait Jésus.
En entendant les pleureuses, le Romain faillit s’effondrer à l’entrée de la maison. Mais une main se posa sur son épaule.
– Aie confiance, tu n’es pas seul. Je t’ai promis du secours et je t’aiderai. Je te rendrai ton enfant !
– 21 –
Puis Jésus pénétra dans la chambre d’où provenaient les lamentations. A son entrée, les femmes se turent. Jésus leva la main et montra la porte, mais personne ne bougea. Il regarda le Romain :
– Si tu veux revoir ton enfant, chasse ces femmes qui me gênent !
Pierre s’approcha de son Maître. Déconcerté, il l’avait suivi.
– Seigneur, ne vois-tu pas que l’enfant est morte ? Je t’en supplie, quitte cette maison !
Alors Jésus se fâcha. Ses yeux étincelaient, menaçants. Jamais encore Pierre ne l’avait vu ainsi.
- Allez-vous en, tous, allez aussi loin que vous le pourrez. Laissez-moi seul. Comment osez-vous me donner un conseil ?
Il se retourna et laissa Pierre qui se retira tout honteux.
Seul, face à l’enfant morte, il s’approcha tout près de la couche. Pendant un moment, il ferma les yeux et parut être ailleurs. Jésus devait d’abord apaiser le courroux qu’avait éveillé en lui la méfiance de ses disciples. Son âme devait se calmer avant de rappeler la vie dans le corps qui était déjà en train de se refroidir.
Ces preuves répétées de l’incapacité de tous ses disciples lui faisaient mal. Et dire que dans toutes les situations critiques auxquelles il se trouvait confronté, ils lui retiraient leur confiance !
L’amour l’envahit à la vue du visage calme et paisible de la jeune morte. Cette enfant était heureuse et maintenant il la rappelait dans ce monde de discorde et de désarroi. Jésus vit la vie de l’enfant, son karma ; il vit également qu’elle devait revenir sur Terre où trop de fils la retenaient encore. Il vit aussi le fil qui reliait toujours l’âme au corps. Il n’était pas encore coupé et tiendrait encore plusieurs jours, l’enfant étant parti trop brusquement.
– Petite fille, lève-toi ! Je te rappelle sur cette Terre pour que, grâce à la force que je vais te donner, tu puisses achever ta vie selon la Volonté de Dieu !
L’âme de l’enfant revint lentement dans le corps. Jésus remarqua comment la vie ranimait la dépouille déjà raide en faisant de nouveau circuler le sang.
Il attendit que l’enfant ouvrît les yeux et lui sourît avant de tomber dans un profond sommeil. Alors seulement, il appela ses parents.
Sans attendre les remerciements des parents au comble du bonheur, Jésus quitta doucement la chambre et sortit de la maison. Les disciples l’attentaient dehors et Jésus, de nouveau rayonnant et serein, se joignit à eux. En plaisantant, il exprima sa surprise qu’ils soient restés près de lui malgré leur frayeur ! Ils voulurent s’excuser, mais les mots leur manquèrent. En silence ils suivirent Jésus.
– 22 –
La nouvelle de ce miracle que Jésus avait réalisé pour la première fois se répandit rapidement dans toute la ville. Jamais encore Jésus n’avait été fêté aussi triomphalement que ce jour-là. On lui amenait une foule de malades et, infatigablement, Jésus imposait ses mains sur leurs corps leur prodiguant, pour les guérir, une force nouvelle.
La foi délivrait les hommes de tout élément destructeur qu’ils avaient dans le sang.
Et Judas ne put se contenir plus longtemps : il lui fallait aller trouver Jésus. Il s’approcha humblement de son Maître, voulut lui parler, mais ne le put. Jésus le regarda en silence, puis lui demanda doucement :
– Te fallait-il vraiment cette preuve pour te redonner foi en moi ? N’as-tu pas honte de vouloir me parler maintenant de reconnaissance ? Judas, si tu ne peux pas croire du fond de l’âme, s’il te faut tous les jours de nouvelles preuves, des preuves qui ne peuvent pas être motivées par la raison, alors tu dois me quitter. Pars, construis-toi une maison et agis selon ta nature, amasse des richesses terrestres si tu y trouves plus de satisfaction. Je n’ai jamais cherché à te retenir. Mais si tu veux rester près de moi, n’espère jamais qu’un pouvoir temporel remplisse ta vie. Vous tous qui voulez être mes disciples, vous devez savoir que je ne puis vous donner que des richesses spirituelles. Mon royaume n’est pas de ce monde !
Et Judas le quitta et pleura.
Après cette explication, Jésus le traita avec plus de bonté que tous les autres disciples, de sorte que Jacques lui demanda un jour :
– Seigneur, pourquoi aimes-tu Judas plus que nous ? N’avons-nous pas plus de mérite à tes yeux ? N’est-ce pas toujours Judas qui éprouve des doutes ?
Jésus répondit :
– Comme tu parles sottement, Jacques ! Aucun d’entre vous n’a davantage besoin de mon amour que Judas. C’est pourquoi je lui donne plus, comme tu dis. Mais méfie-toi de parler de ta foi ! Certes, Judas a des doutes, mais si tu crois ne pas y être sujet, je te le dis, tu te trompes ! N’est-ce pas douter de ma justice que de me poser des questions comme celle-là ? N’apprendrez-vous jamais à me comprendre ?
Jacques baissa la tête. Il avait honte. Mais Jésus continua :
– Si la façon d’agir de votre prochain vous semble injuste, ne vous érigez pas en juge, car chacun se juge lui-même ! Ne faites pas attention à Judas, mais à vous-mêmes, prenez garde qu’à la fin il ne vous manque ce qu’il y a de plus important : la connaissance de vous-mêmes.
– 23 –
Jacques ne dit plus rien et resta muet lorsqu’il entendit d’autres disciples faire les mêmes réflexions. Cependant, Jean se dit :
– Comme le Maître nous connaît bien, rien ne lui échappe. Il prononce chaque parole avec conviction. Si seulement je pouvais acquérir cette force intérieure et cette clarté.
Et Jean s’approcha de Jésus et lui demanda :
– Seigneur, que dois-je dire aux hommes s’ils me demandent pourquoi tu es l’hôte des publicains et pourquoi tu dédaignes les maisons des riches ?
Jésus sourit :
– Dis aux hommes que je suis l’hôte de ceux chez qui je rencontre la Vérité. Et que la Vérité ne considère pas l’habit de l’homme, mais le fond de son âme. Mais ne t’es-tu pas également posé cette question depuis longtemps, Jean ? Tu t’étonnes que nous nous asseyions à une table modeste, parce que telle est ma volonté, et que nous dédaignions la table des riches. Il faudrait que je vous conduise un jour dans une maison où la curiosité nous invite et attend de nous des représentations. Il faudrait qu’une fois vous soyez humiliés par des allusions qui ne me touchent pas, mais qui vous blesseraient, vous et votre vanité, alors vous ne demanderiez plus : « Seigneur, pourquoi fréquentes-tu les maisons des publicains ? »
Avec une patience constante, Jésus devait ainsi répondre à de nombreuses questions. Il lui semblait parfois que l’aveuglement de ses disciples l’empêcherait d’atteindre ce qu’il voulait. Eux qui vivaient près de lui depuis si longtemps, combien peu ils avaient saisi ses paroles jusqu’à présent ! Leurs questions lui rendaient souvent la vie pénible. N’était-ce pas toujours et partout la présomption humaine qui formulait ces questions ? Ne reconnaissaient-ils leurs fautes que s’il les leur montrait ?
Qu’ils arrivent dans une ville inconnue, parmi des hommes inconnus ou qu’ils rencontrent au cours de leurs pérégrinations des gens s’attachant à eux avec une obstination tenace et n’étant satisfaits qu’après avoir obtenu une réponse à toutes leurs questions, Jésus devait toujours surveiller ses disciples pour qu’ils ne parlent pas trop. La plupart étaient sans malice et ne comprenaient pas les questions qui leur étaient également posées.
Ainsi ils arrivèrent un jour dans une ville où ils rencontrèrent une jeune femme qui ne quitta plus Jésus. Pierre essaya de la renvoyer, mais elle ne cessait de supplier. Elle voulait parler à Jésus seule et sans témoin. Finalement, Jésus s’aperçut qu’il se passait quelque chose dans son dos ; il entendit le parler vif de la femme et le refus bref de Pierre.
Il s’arrêta et regarda derrière lui. Alors Pierre s’approcha vivement :
– Seigneur, cette femme ne cède pas, elle veut te parler, dis-lui toi-même que ce n’est pas possible ! Car… il s’approcha tout près de Jésus, …c’est une femme de mauvaise vie. Un habitant de la ville me l’a dit !
– 24 –
Jésus hocha légèrement la tête, puis il fit signe à la femme d’approcher. Étonné, Pierre recula.
– Tu désires me parler ? Dis-moi ce que tu veux.
La femme scruta Jésus du regard, puis elle supplia d’une voix lasse :
– Vois comme ils me méprisent tous, Seigneur ! Je ne peux parler en leur présence. Ce sont eux qui m’empêchent de commencer une vie nouvelle. Ils me rappellent toujours mes fautes et m’évitent partout où ils me voient. Ils éloignent leurs enfants lorsque je traverse la rue et menacent de me lapider.
Jésus ne dit mot, il continuait son chemin tranquillement et la femme cheminait à ses côtés sans qu’il l’en empêchât.
Ils quittèrent la ville et la femme marchait toujours à côté du Seigneur. Aucun des disciples n’osait faire de supposition. Des heures passèrent ainsi. Puis Jésus s’arrêta.
– Qu’attends-tu de moi puisque tu ne rentres pas ?
– Une parole, Seigneur : Que mes fautes puissent être pardonnées.
– Tu as porté des accusations lorsque je voulais savoir ce que tu désirais. Tu n’as trouvé que plaintes et gémissements. C’est pourquoi je n’ai pu t’aider. A présent, je vais te donner un conseil. Va dans un autre pays et commence la nouvelle vie à laquelle tu aspires. Travaille du matin au soir afin d’oublier tout ton passé. Tu es jeune et tu peux encore rattraper tout ce que tu as négligé.
– Seigneur, sur moi pèse ma faute que je n’ai pas expiée. Jamais elle ne me laissera trouver la paix ! Alors, voyant la grande détresse de la femme, Jésus dit dans sa clémence :
– Va en paix, tes péchés te sont pardonnés !
Les disciples gardèrent un profond silence. Ils virent le visage extasié de la jeune femme et reconnurent que Jésus ne refusait jamais son aide. Pour tous, il était un roc.
Journellement, ils voyaient comment il délivrait les hommes en bénissant et comment il les réprimandait avec bonté. Il était inimaginable pour eux qu’un jour, à peu de chose près, ils en fassent autant.
Et pourtant Jésus le répétait souvent. Ils étaient heureux de rencontrer chez lui une si grande confiance. Ils avaient beau imaginer avoir une opinion personnelle et se vanter d’eux-mêmes et de leur savoir, ils ne pouvaient jamais croire aux capacités qui devaient naître un jour en eux.
– 25 –
Certes, chacun avait ses devoirs, chacun s’efforçait de les remplir. Cependant, ils s’apercevaient que tout laissait encore beaucoup à désirer. Ils s’en plaignirent à Jésus qui les consola et leur répéta tout ce qu’ils n’entendraient jamais assez.
– Quand cela arrivera-t-il, Seigneur ? Demandèrent-ils.
Jésus devint très grave.
– Cela arrivera lorsque je ne serai plus parmi vous, lorsque vous aurez beaucoup souffert et que, grâce à cette souffrance, vous comprendrez mes paroles qu’à présent je vous adresse si souvent en vain. Aucun de vous n’échappera à la douleur, car elle seule peut vous faire mûrir, vous préparer à votre tâche.
Voyez, je suis venu pour vous montrer le chemin qui conduit au Père. Je suis issu de l’Amour et je serai toujours l’Amour qui soutient la Terre. je vous soutiens par beaucoup de fils invisibles pour que vous ne tombiez pas. C’est pour cela que je vis parmi vous et que je vous apporte la Parole. Seul un petit nombre d’hommes l’accueilleront comme je le désire ; mais s’ils agissent dans le sens qui est le mien, la Lumière éclairera la Terre avant que la fin n’arrive. Vous devriez être ceux qui sont le plus proche de moi. Ah, si seulement il en était ainsi ! Si vous compreniez mes paroles que je vous redis sans cesse ! Voyez, il n’est pas juste que vous croyiez avoir déjà conquis le ciel parce que vous êtes mes disciples. Ils sont peu nombreux ceux qui sont proches du Royaume céleste. Purifiez-vous de tout ce qui est ancien !
Vivez sans faire beaucoup de discours, gardez le silence et écoutez votre voix intérieure afin de vous voir tels que vous êtes !
Que votre langage soit simple. Gardez-vous des affirmations dans chaque phrase que vous prononcez. Que votre langage soit Oui ou Non ! Et lorsque vous priez, observez le même commandement. Ne priez pas pour entendre votre voix, mais priez parce que vous en avez besoin intérieurement. Ne risquez une prière que si votre âme s’éveille, soit dans la joie, soit dans la douleur. Toute prière faite dans la présomption ou par habitude est un sacrilège envers Dieu ! Que Son Nom vous soit trop sacré pour que vous le prononciez à chaque occasion !
Je vais vous dire ce que vous pouvez solliciter par la prière, ce à quoi un mot suffirait. Mais vous êtes des hommes de cette Terre et vous ne connaîtrez pas la Parole avant que vous ne viviez au Paradis.
N’allez pas non plus dans la rue pour prier Dieu. Évitez de prier en public, car le recueillement vous ferait défaut. Cherchez la pièce la plus calme où vous pourrez vous approcher de votre Dieu !
Et alors demandez la Force vivante qui doit vous pénétrer si vous voulez vivre. Tout vient de cette Force, ce qui est et ce qui sera. Elle se manifeste dans tout ce que vos yeux peuvent voir et également dans ce qui est caché à votre regard. Et dans la Force de la Lumière commencera votre ascension, dans cette Force commence tout ce dont vous avez besoin pour la vie. Mais sachez que vous ne pouvez l’accueillir que lorsque vous êtes tout à fait purs et que votre âme est ouverte.
– 26 –
Accueillez les paroles que je vais vous donner afin de ne pas invoquer Dieu sans en être digne :
Toi qui es notre Père,
Que par notre vie Ton Nom soit sanctifié,
Que Ton règne vienne à nous,
Que Ta volonté soit faite,
Donne-nous notre pain quotidien,
Pardonne-nous nos offenses,
car nous avons pardonné
à tous ceux qui nous ont offensés,
Ne nous laisse pas succomber à la tentation,
Délivre-nous du mal !
Et si vous priez en ces termes, n’ânonnez pas vos mots plusieurs fois de suite en croyant obtenir par là un secours plus rapide. Faites que ces requêtes ne deviennent jamais une habitude quotidienne – elles sont trop sacrées. Elles contiennent tout ce qu’un homme peut demander.
Jésus se tut et partit en silence, laissant les disciples perdus dans une profonde méditation. Une intense agitation s’était emparée de leurs âmes et réveillait tout ce qui reposait encore en elles. Les Paroles du Maître déclenchèrent chez Judas une profonde contrition. L’espace d’un instant, il s’était reconnu. Puis il maudit son intellect qui lui suggérait sans cesse des pensées qui le torturaient.
Ne nous laisse pas succomber à la tentation !
Si en un homme s’élevait cette prière, c’était bien en Judas. Mais grand était le danger car, son intellect ayant de nouveau remarquablement travaillé, c’est avec logique qu’il avait pu suivre. Durant un court moment il s’était rendu compte qu’il avait toujours volontairement succombé à la tentation, c’était cela qui l’avait bouleversé et poussé à cette fervente prière.
Le silence se fit dans le cercle des disciples. Ils n’étaient pas joyeux comme à l’accoutumée ; ils baissaient la tête et n’échangeaient que des paroles strictement nécessaires. Ils voulaient, semble-t-il, prouver ainsi combien ils prenaient leur amendement au sérieux. Ils commencèrent à faire les dévots !
– 27 –
Jésus dut assister à tout cela et la colère le gagna lorsqu’en face de lui, la mine résignée, ils répondaient d’une voix faible à ses paroles comme s’ils étaient malades.
Tout à coup, la tempête se déchaîna. Jésus se dressa devant eux et sa voix retentit, sévère et tranchante :
– Hypocrites que vous êtes, vous ai-je parlé du fond du cœur pour que vous défiguriez mes paroles et que vous me montriez l’image de toutes les bêtises que vous tenez cachées dans votre tête ? Que vous prend-il de rester là comme si vous alliez vous évanouir ? S’il vous est impossible de me comprendre, dites-le ouvertement, mais ne ridiculisez pas mes paroles ! Si je vous ai ordonné de vous taire, pourquoi le comprendre seulement de la façon qui vous paraît la plus facile ? Croyez-vous donc que je ne vois pas que des pensées vous traversent, pensées qui équivalent aux paroles les plus frivoles ?
Vous ai-je interdit la gaieté ? Vous ai-je défendu de me parler pour que vous soyez là devant moi comme si vous vouliez tomber à genoux ? Avez-vous donc perdu tout bon sens pour agir de façon aussi incroyable ? Qu’est-ce donc qui tout à coup vous rend muets en ma présence ? Peut-être la pensée que vous êtes des hommes ? Comment puis-je vous croire puisqu’autrefois vous discutiez entre vous et avec d’autres de ma façon de faire ? N’avez-vous pas montré ouvertement vos doutes et vos critiques ? Et maintenant, tout doit être changé d’un seul coup ?
Non, vous êtes devenus hypocrites, tous ensemble, l’un entraînant l’autre ! Trouvez-vous déjà mes exhortations superflues que vous essayiez de me tromper à présent ? Espérez-vous ainsi que je me taise ? Qu’est-ce qui vous retient ? Partez, si cela vous semble à ce point insupportable !
Et Jésus sortit rapidement, les laissant consternés.
Un soupir de soulagement traversa le groupe. Pierre eut le courage, pestant contre lui-même, de s’accuser à haute voix. Leurs yeux se dessillèrent et tous virent combien leur conduite était incroyablement stupide.
Le lendemain, lorsque Jésus réapparut, tout recommença comme avant. Pierre gronda son frère André d’avoir pris sa ceinture ; Jean, debout devant la maison, chantait et Jacques rit bien haut d’une plaisanterie. Alors Jésus sourit également et son salut matinal reçut une réponse unanime. Dans le cercle, tout était devenu vraiment clair à présent. Ils avaient maintenant saisi ce que Jésus voulait d’eux.
C’est par là que l’action publique proprement dite des disciples commença. Des forces nouvelles grandissaient en eux et les comblaient. Ils en prirent conscience avec une très grande joie intérieure et leurs visages rayonnaient de bonheur. Un des disciples surtout, qui s’était constamment tenu un peu à l’écart, car la foi véritable lui manquait encore, fut avant tous les autres subitement délivré de tous les liens qui avaient entravé son essor.
Ce disciple s’appelait Thomas. Il était déjà d’un âge mûr et, obéissant à une inspiration soudaine, il avait quitté sa famille pour suivre Jésus. Plus tard, des soucis et des doutes l’accablèrent, lui ôtant tout repos. Dès lors, Thomas fut le premier qui, léger et libre, commença la nouvelle vie, entraînant tous les disciples dans son sillage. Jésus vit avec joie le changement qui s’opérait en lui.
– 28 –
Dans les villes, les gens commençaient à l’entourer et à l’écouter attentivement, car il développait les paroles du Maître. Il s’entendait à expliquer aux gens beaucoup de choses qu’ils ne pouvaient saisir dans les propos de Jésus. Une si grande chaleur, une conviction si persuasive se manifestaient dans ses paroles que les hommes les plus simples étaient entraînés et suivaient ses explications en retenant leur souffle.
Pierre s’était transformé en un homme si ferme et conscient de son but qu’il devint un soutien pour les disciples lorsqu’ils étaient entre eux. A partir de ce moment, sa vraie nature se révéla.
Mais il était clair pour tous qu’ils devaient tout d’abord protéger la vie de leur Maître et surveiller avec vigilance tous ceux qui voulaient s’approcher d’eux. Tel un cercle protecteur, ils entouraient Jésus. Il en était grand temps, car les attaques sournoises des ennemis du Fils de Dieu se faisaient chaque jour plus fréquentes. Des traits étaient envoyés de toutes parts.
Une coalition, formée par les pharisiens, s’était constituée contre Jésus. Ceux-là passaient des nuits entières à délibérer sur les possibilités de s’emparer du prophète qui les mettait tous en danger et menaçait leur existence. Le peuple n’allait-il pas jusqu’à douter de leur interprétation des lois des prophètes ?
Ce Jésus de Nazareth devenait par trop populaire ; partout le peuple s’attroupait, même si on ne faisait que parler de lui. Ils décidèrent de l’accuser devant les Romains de vouloir inciter le peuple à la révolte. Résolument, certains allèrent trouver le gouverneur de l’empereur pour exposer leurs griefs contre le rebelle.
Face à ce haut fonctionnaire de l’empereur, le visage sombre et inquiet, ils parlèrent longuement, avec force détails pour couvrir le vide de leurs accusations. Le gouverneur les écouta tranquillement. Comme ils n’en finissaient pas, il étouffa poliment un bâillement et leur demanda :
– Qui est donc ce malfaiteur que vous croyez si dangereux pour Rome ? Ne voulez-vous pas prononcer son nom pour que nous puissions intervenir ? De nouveau, ils se mirent à discourir, alors le Romain se leva et se dirigea vers la porte ouverte qui donnait sur le balcon. En effet, de forts éclats de voix et même quelques appels isolés montaient de la rue. Les pharisiens se regardèrent, outrés que cet ennemi détesté ne daignât même pas les écouter. Un homme qui menaçait le trône de Judée était-il à ce point insignifiant pour ces Romains ?
A ce moment, le Romain revint dans la pièce.
– Eh bien, vous êtes toujours là ! Comment s’appelle donc le malfaiteur que vous accusez ?
– Jésus de Nazareth !
Le Romain éclata d’un rire retentissant, qui s’enfla de plus en plus, de sorte que les pharisiens se regardèrent surpris. Ce rire semblait ne rien leur annoncer de bon. Ils ne s’étaient pas trompés, car le rire s’arrêta brusquement.
– 29 –
– Jésus de Nazareth ! Voilà la raison de votre long discours. Voyez-là… Il montra le balcon : entendez-vous les cris du peuple ? Voici que l’homme, que vous appelez un traître, fait son entrée dans la ville, accueilli avec joie par le peuple. Je crois bien que cet homme est dangereux, mais pas pour nous, les Romains ; par contre, il l’est pour vous, misérables hypocrites ! Osez encore une fois pénétrer dans cette maison avec l’intention de vous servir de moi pour vos desseins ! Cet homme sera sous la protection des Romains tant qu’un Romain habitera ce pays ! Dehors !
Ils sortirent rapidement. Leur haine grandit démesurément, leur ravit le sommeil et ne les lâcha plus.
Le soir, Jésus et ses disciples étaient les hôtes du gouverneur de l’empereur. Après le repas, le Romain s’approcha de Jésus.
– Seigneur, sois prudent afin de ne pas devenir la victime des pharisiens. Ils te poursuivent d’une haine sans bornes. Ils sont venus aujourd’hui chez moi et t’ont accusé de trahir Rome ! Je les ai mis à la porte, non sans les avertir, mais ils ne cèderont pas et essayeront de te nuire en tout.
Jésus sourit et dit pour le tranquilliser :
– Je te remercie, Marc, de m’avoir défendu, mais je ne crains pas ces gens-là. Il me faut continuer mon chemin jusqu’au bout. Je ne veux pas faire attention à ceux qui veulent y faire obstacle. Je sais que je suis dangereux pour leur autorité, mais je ne puis les ménager puisque le peuple verra maintenant quels étaient les chefs auxquels il s’est confié. Chaque jour, tous ceux qui veulent me nuire s’approchent de moi, et chaque jour ils posent des questions-pièges qui pourraient causer ma perte. Ils prêchent dans les synagogues que je veux abolir la religion. Le peuple écoute leurs discours, mais si le lendemain je parle dans la même synagogue, alors ces mêmes hommes écoutent ma parole pour venir ensuite m’avouer ce dont les pharisiens m’ont accusé. Ce combat entre la Lumière et les ténèbres durera tant que je serai ici. Partout les rayons de la Lumière les aveuglent et dévoilent leurs ténébreuses intentions. Or, les hommes commencent à y voir clair. Voilà ma victoire !
Marc avait écouté en silence ; il réfléchissait. Puis il interrogea Jésus du regard :
– Comment se fait-il que tu sois différent de tous les Juifs, Maître ? D’où tiens-tu ces manières que je n’ai jamais remarquées chez eux, cette façon de tenir la tête, ton attitude, ton langage… tout en toi est libre et fait autorité. Tu pourrais être un Romain, un des plus fiers et de la plus noble descendance, tant ton charme est grand !
Jésus resta silencieux. Et Marc continua :
– Vois, je suis vieux et je vis dans ce pays depuis ma jeunesse. Je connais les Juifs mieux que mes compatriotes, ils me sont familiers jusque dans leurs sentiments les plus cachés. Je connais les impulsions qui les font agir. J’ai reconnu les bons et les mauvais parmi eux. Leur nature s’exprime dans leur attitude, dans leurs mouvements. Plus que pour n’importe quelle race, leur apparence extérieure les trahit au premier regard. Ils ne sont jamais contents, ils veulent toujours vivre dans les meilleures conditions, et cela le plus facilement possible. Et comme ils sont trop lâches pour lutter honnêtement à cette fin, ils restent des valets.
– 30 –
C’est la décadence visible d’une époque de l’humanité. Quand je pense que tous les peuples doivent suivre le même chemin et qu’un jour Rome, à son tour, ne vaudra pas mieux que ces Juifs moribonds, je me demande où est la clé de toutes les énigmes que nous pose la vie. Nous, les Romains, nous croyons aux dieux et les Juifs croient en un Dieu unique, toujours invisible pour eux. Où est donc la Vérité ? La Judée se meurt, son Dieu meurt-Il avec elle ? Est-ce que la croyance de Rome conquerra le monde ?
– Je vais te répondre Marc, car tes questions en valent bien la peine. Tu as raison, la Judée se meurt et pourtant une partie subsistera ; elle se répandra de nouveau sur la Terre entière. Tel un signe visible des Lois qui vibrent dans la Création, il y aura, jusqu’à ce que vienne le Fils de l’Homme, des Juifs sur Terre. Et par là commencera le grand Jugement qui réveillera la création à une vie nouvelle. Une fin de cycle viendra pour la Terre, le tri du bien et du mal.
Israël est le peuple qui le premier entendit l’Appel de Dieu et Israël sera le dernier peuple à entendre la voix du Fils de l’Homme. Poussé intérieurement, obéissant à une voix qui exige le maintien de la lignée, Israël subsistera jusqu’à la fin et donnera un sang toujours nouveau à l’ensemble du peuple expirant. Tel un aimant, il attirera constamment ce qui est en affinité avec lui et, lorsque son âme se sera atrophiée jusqu’à être méconnaissable, alors la fin sera venue.
Rome est fière et peut encore dominer longtemps, mais sa croyance en des dieux est caduque et sera remplacée par la croyance en un Dieu unique. Rome aussi disparaîtra, à l’exception d’une petite fraction. C’est de cette façon que tous les peuples, sauf un seul, dont on ne sait encore rien aujourd’hui, prolongeront leur agonie jusqu’au Jugement dernier. Et, avant la fin, la Force de la Lumière les entraînera une dernière fois vers une autorité et un pouvoir éphémères. Tous ces moribonds, réunissant leurs forces, se ligueront pour se dresser contre ce seul peuple jeune et neuf afin de l’anéantir. A cette époque, des religions en nombre incalculable prétendront toutes être la seule vraie. Mais elles s’anéantiront mutuellement.
Une terrible lutte pour le pouvoir s’engagera, telle que la Terre n’en a jamais vécue. La haine rendra les peuples aveugles et fous.
Ils jouiront jusqu’au dégoût, mais de façon éphémère, de tous les plaisirs de la Terre. Les humbles seront élevés et les puissants abaissés. Ce sera le terme de toutes les confusions. Puis la fin approchera à une vitesse vertigineuse.
Le Dieu que les anciens Juifs adorent sous le nom de Jéhova déploiera alors Sa souveraine Magnificence sur Terre également.
Marc resta longtemps silencieux et son regard se perdit au loin. Puis l’expression de son visage changea, ses traits semblèrent se dérider ; des souvenirs lui vinrent et il commença à raconter, d’abord à voix basse, puis de façon de plus en plus animée :
– Lorsque je quittai Rome pour m’établir ici dans le pays sous le règne d’Hérode, j’étais jeune encore. Je ne voulais pas être guerrier. Je n’avais pas le désir de conquérir le monde par l’épée, je voulais continuer les affaires de mon père, ici au pays des Juifs. Je voulais, plus tard, vivre à Rome dans l’aisance et sans soucis. La vie à Rome était chère ; moi, j’étais jeune et devais donc d’abord gagner par mon travail ce que la vie à Rome dévorerait.
– 31 –
– Je me fis construire une maison à Nazareth, la ville où tu es né…
– Je suis né à Bethléem, interrompit Jésus.
– Mais tu as vécu à Nazareth ?
– Mes parents y habitaient.
Marc réfléchit, puis il continua :
– Je ne sais pourquoi, Seigneur, je veux faire revivre devant toi le temps que j’ai passé à Nazareth ; mais un souvenir m’est venu à l’instant même où tu as parlé de Celui qui doit venir.
– Parle, Marc, dit Jésus.
– Entre-temps, j’avais réussi et j’étais devenu riche ; j’aurais pu retourner à Rome depuis longtemps, mais je me sentais toujours retenu dans cette ville ; je ne pouvais partir. Des amis venus du pays natal visitèrent ma maison et insistèrent pour que je retourne à Rome, mais ils ne purent me convaincre. Puis, un jour, un jeune Romain, un guerrier, vint habiter chez moi. Celui dont je me souvins à l’instant en te regardant. Sa jeunesse avait été dure, son éducation franchement spartiate. Ce fut le seul homme qui aurait pu m’inciter à rejoindre ma patrie ; il fit naître en moi le désir de voir si la jeunesse romaine lui ressemblait.
Il ne resta que quelques jours dans ma maison. Il allait et venait sans trouver de repos, il rentrait toujours tard dans la nuit, ne dormait pas non plus, mais marchait dans sa chambre jusqu’à l’aube comme s’il était traqué ; puis il quittait de nouveau la maison. Je voyais combien il souffrait et j’aurais bien voulu l’aider, mais il était inabordable et entièrement renfermé sur lui-même.
A son départ, il me confia qu’il était venu chercher une jeune fille à Nazareth. J’en fus quelque peu déçu. Plus jamais il ne revint en Judée, je n’entendis plus parler de lui. Qui sait où le sort l’a conduit ? Il voulait demander son congé, mais par la suite il partit de nouveau en expédition. Au fond, ce n’était qu’un guerrier. Je n’aurais jamais pu m’imaginer qu’il puisse rester tranquillement à la maison.
A nouveau il regarda Jésus, puis ajouta encore :
– Il me semble que ce jeune guerrier se trouve aujourd’hui de nouveau devant moi, tellement tu lui ressembles. Voilà ce qui te donne l’air d’être si étranger parmi les Juifs. Tu as un visage de Romain. Tu possèdes la fierté d’un Romain. Mais quelque chose s’y ajoute encore, une chose que je ne saurais définir, mais qui m’a attiré irrésistiblement vers toi !
– 32 –
Jésus sourit en entendant les paroles de Marc, puis il dit :
– C’est la Lumière que j’apporte au monde. Aussi, je te le dis :
Je suis la Vérité et la Vie. Personne ne vient au Père que par moi !
Alors Marc, bouleversé, s’agenouilla devant Jésus et pleura.
Et Jésus l’accueillit comme disciple.
Le lendemain, Jésus enseigna à la synagogue, mais aucun pharisien ne se montra. Ils craignaient Marc. Toute la ville savait que Jésus était l’hôte du gouverneur romain et chuchotait en cachette qu’il était l’ami des Romains et voulait abolir les traditions.
Un profond silence envahit la synagogue lorsque Jésus y entra. La méfiance avait été semée parmi les hommes ; il ne lui fut pas difficile de deviner que dorénavant les pharisiens commençaient à le combattre sournoisement. Ils n’osaient plus lui poser de questions parce qu’ils s’étaient ridiculisés devant le peuple. A présent, ils répandaient de faux bruits que les mauvaises langues colportaient très volontiers.
Jésus commença :
– Hommes de peu de foi, pourquoi vous laissez-vous toujours séduire par le malin ? Pourquoi acceptez-vous chaque morceau qu’on vous jette en pâture sans l’examiner ? Et s’il était empoisonné ? Je vous le dis, il sera trop tard lorsque vous vous en rendrez compte !
La méfiance se lisait toujours sur les visages, et l’un des assistants s’écria :
– Tu nous enseignes la paix, Maître. Veux-tu dire que nous devons nous soumettre sans souffler mot ? Tu as dit : si quelqu’un te donne un soufflet sur la joue droite, tends-lui également la joue gauche ! Nous, par contre, nous voulons enfin secouer le joug des Romains. Mais tu es leur ami, tu habites dans leurs maisons et tu nous méprises peut-être parce que nous sommes assez bêtes pour te faire confiance !
Il se fit un silence de mort. Déjà, voulant protéger Jésus, les disciples s’approchaient, car eux aussi avaient remarqué l’attitude menaçante du peuple. Mais de la main Jésus leur fit signe de rester en arrière. Il fixa celui qui l’avait interpellé.
– 33 –
– S’il en était comme tu le dis, je n’aurais pas besoin de parcourir le pays pour prêcher devant vous. Depuis quand Rome s’occupe-t-elle de vous enseigner sagement la soumission ? A-t-elle besoin de le faire ? N’est-elle pas plus puissante que tous les peuples de la Terre ? Ses guerriers sont partout, dans tous les pays, et vous croyez qu’elle cherche à vous séduire par de belles paroles ?
Vous voulez devenir libres ? Vous le dites. C’est votre premier et votre dernier mot, mais aucun d’entre vous n’aurait le courage de s’affranchir. Libérez-vous d’abord intérieurement car vous êtes chargés des chaînes de l’esclave, alors vous pourrez aussi vous débarrasser des liens que Rome vous a mis.
Regardez autour de vous. Ne voyez-vous donc pas que l’un barre la route à l’autre ? Que tous les hommes ne travaillent qu’à s’anéantir mutuellement ? Travaillez l’un pour l’autre et non contre l’autre ! Et de quelle façon vivez-vous dans vos maisons ? Qu’est-ce qui lie le mari à la femme, qu’est-ce qui enchaîne celle-ci au mari ? Est-ce donc là l’amour qui les unit ?
Vous auriez tant de choses à critiquer en vous-mêmes et vous ne cessez d’observer votre prochain pour découvrir ses fautes. Aime ton prochain comme toi-même, et bien des choses que tu condamnes actuellement te paraîtront plus compréhensibles.
C’est ainsi que Jésus parla aux hommes et, lorsqu’il eut terminé, ils l’avaient suffisamment compris pour être à nouveau convaincus que ce qu’il leur disait était la Vérité. Ils ne se rendaient pas compte qu’ils le décevaient sans cesse et qu’ils le faisaient souffrir. Ils acceptaient son grand Amour comme si c’était une grâce qu’ils accordaient ainsi à Jésus.
Ils ne retenaient qu’une infime partie de ses paroles. Seul un petit nombre approfondissait assez ce précieux savoir pour qu’il porte des fruits.
Lorsqu’il eut parlé, ils sortirent dans la rue et les disciples prièrent Jésus de les accompagner hors de la ville afin d’être seuls. Après que les disciples eurent écarté les curieux qui voulaient aussitôt les suivre, ils allèrent en pleine campagne.
Comme autrefois, ils se mirent tous en cercle autour de Jésus et écoutèrent attentivement ses paroles. La joie les inondait d’être à nouveau seuls avec leur Maître, sans tous ces étrangers. Et Jésus, qui s’était levé pour s’asseoir un peu à l’écart sur une pierre, pensait :
« Les hommes sont bien comme des enfants ; ils font tant de bêtises. Il me faut les conduire par la main et les exhorter sans cesse, sinon ils ne savent pas pourquoi ils sont là.
Qu’il me faille toujours enseigner la même chose, que je ne puisse chercher aucun repos, jamais être seul, c’est cela ma vie sur cette Terre … Ils sont toujours là à me questionner. Si seulement un ardent désir les y poussait, j’en serais heureux, mais ils questionnent uniquement par curiosité.
C’est inutile, je ne pourrai pas les aider, ils ne le veulent pas ! Ils n’acceptent pas de secours parce qu’ils ne souffrent pas de détresse matérielle. S’ils étaient pauvres, une étincelle pénétrerait en leur âme. Et encore, rien n’est moins sûr ! Il semble qu’il n’y ait aucun espoir. On me hait, je suis persécuté par d’ignobles desseins. Peut-être un jour atteindront-ils leur but abject. La nostalgie de m’en retourner est si grande. Mon Père, je voudrais remonter auprès de Toi ! »
– 34 –
Avec lassitude, Jésus se leva. Il était grave et presque triste lorsqu’il revint avec ses disciples. Tous s’en aperçurent et en furent affligés. Ils sentirent que Jésus s’était un peu éloigné d’eux et n’osèrent pas troubler son silence.
Jean cheminait à côté de son Maître. Il attendit longtemps qu’il parlât. Les autres marchaient à une grande distance devant eux et Jésus était seul avec Jean. Alors il rompit le silence :
– Jean, je sais que je ne resterai plus longtemps parmi vous et je dois te parler de bien des choses encore. Non, ne m’interromps pas, je sais qu’il en est ainsi. Vois, on me poursuit d’une haine toujours grandissante, on détruit sans cesse ce que j’ai créé. Aujourd’hui les hommes m’accueillent avec des cris d’allégresse et demain ils ne voudront plus m’écouter parce que quelqu’un aura dit du mal de moi. On ne respecte plus rien sur cette Terre, il n’y a plus de limites. Les gens n’ont pas honte de parler de tout comme s’ils avaient le droit de tout juger. Ils ont même l’audace de disséquer ma Parole pour y trouver des lacunes. Je ne crains pas qu’ils aient prise sur moi, non. J’ose tout pour le petit nombre de ceux qui cherchent encore la Vérité. C’est pour vous seuls que je crains, ils déchargeront toute leur haine sur vous lorsque je ne serai plus là.
– Seigneur, supplia Jean, ne parle pas de cette façon, que deviendrons-nous lorsque tu ne seras plus des nôtres ?
– Vois-tu, c’est ce que je pense aussi. Que deviendrez-vous ? Vous ne tenez pas compte de la réalité ; par contre, vous vous fiez aveuglément à l’avenir, vous croyez qu’il sera tel que vous vous l’imaginez. Ne vous y trompez pas ! L’avenir dira si vous avez gravé mes paroles au fond de votre cœur. Elles doivent être enracinées en vous, assez solidement et assez profondément pour que rien ne puisse avoir prise sur elles ! Dis-le aux autres, Jean, je l’ai si souvent répété, peut-être le prendront-ils plus à cœur si c’est un être humain qui le leur dit.
Il y a encore une chose que j’aimerais bien te confier. Tu connais ma mère. Tu sais que son amour maternel l’égare. Et pourtant, j’espère toujours qu’elle se ravisera et retrouvera le bon chemin. Lorsque nous étions ses hôtes à Nazareth, nous nous sommes parlés ouvertement pour la première fois depuis des années. De nouveau, sa vraie nature avait repris le dessus.
Ma mère m’a demandé si j’étais celui qui apporte le Jugement et j’ai démenti, car le fils de l’Homme viendra après moi !
Or, je sais qu’elle lutte et doute que je sois le Fils de Dieu. Elle ne peut le comprendre et veut étouffer en elle la voix qui affirme que je le suis ! Lorsque je vous quitterai, reste auprès de ma mère, Jean. Elle le reconnaîtra, même si c’est à ma dernière heure. Il faut qu’alors elle le reconnaisse, ou jamais ! Elle dépérirait si elle devait rester seule sans un être qui la remonte et la console. Veux-tu accéder au seul désir que je t’adresse, Jean ?
– Oui, Seigneur !
Jésus regarda les yeux clairs et francs de son disciple et retrouva sa gaieté. Plus jamais Jésus ne fit allusion à cet entretien, plus jamais il ne parla de sa mort prochaine. Personne ne se doutait des souffrances qu’il endurait pour l’humanité, car il était toujours plein d’allant et de joie. Il faisait preuve d’une inlassable patience et donnait aux hommes les explications qu’ils demandaient. Son amour était inépuisable.
– 35 –
Aucun de ses disciples, sauf Jean et André, ne se doutait de la profonde douleur que Jésus éprouvait à cause des hommes. Ces deux disciples, qui paraissaient doux et rêveurs, étaient les plus sensibles. Ils souffraient en silence avec Jésus. Ils voyaient comme ses yeux se fermaient lorsqu’un mot dur prononcé par un homme le touchait tel un reproche. Ils savaient que, par amour des hommes, il cachait la douleur qui se lisait dans ses yeux, car il ne fallait pas qu’ils le voient souffrir.
Et il en était ainsi. Même la plupart des disciples ne savaient pas que, tel un fardeau insupportable, la vie pesait sur le Fils de Dieu. Grâce à sa présence, ils étaient tous heureux et ne pensaient pas que le chagrin pût l’affliger.
Tous ignoraient la nostalgie qui de toute sa force, attirait son âme vers la Lumière. Jésus était malade de cette nostalgie. En de pareils moments, les paroles des hommes l’atteignaient comme autant de piqûres d’épingles. Jésus restait éveillé des nuits entières, à l’écoute d’autres voix que celles des ténèbres qu’il percevait constamment ; elles entonnaient un chant terrible et toujours plus menaçant. Il lui semblait être vraiment seul ; c’était comme si le ciel aussi s’était fermé pour lui.
– Père ! M’as-Tu abandonné ? Pour combien de temps encore ? Quand me permettras-Tu de retourner auprès de Toi ?
Et lorsque le soleil se levait de nouveau, Jésus lui aussi était pénétré de clarté et de joie ; la nature le réjouissait alors que les hommes le rebutaient toujours davantage.
Et il se remettait à l’œuvre avec la Force nouvelle que Dieu faisait affluer en abondance vers Son Fils. Jésus était reconnaissant de cette source intarissable.
Dès lors, il voyait le moi profond des hommes, et il y reconnaissait toutes choses.
Lorsqu’ils se tenaient hypocritement devant lui, il en était affligé et lorsqu’ils s’approchaient de lui et lui posaient des questions pour des raisons qui les avilissaient, la compréhension du genre humain lui faisait défaut. Plus son regard les pénétrait, plus sa confiance en eux diminuait. Et pourtant, ils lui faisaient pitié. Il ne pouvait les abandonner avant de les quitter pour toujours. Il est impossible à l’être humain d’analyser les émotions qui secouaient l’âme du Fils de Dieu, car jamais un homme ne sera en mesure de les pressentir. Dans sa plus grande pureté, il ne pourrait éprouver que les effets de cet amour divin, mais jamais cet amour lui-même.
Jésus avait tout dit aux hommes. Dans chaque ville, dans chaque localité, il avait recommencé dès le début, il avait expliqué la vie aux enfants des hommes. Il séjournait dans un endroit éloigné des semaines entières et y enseignait. Et Jésus pressentait parfois que, des centaines d’années plus tard, sa Parole lacérée et dénaturée toucherait à nouveau des hommes. Quel immense danger si les hommes transmettaient, déformée, sa Parole aux autres générations !
– 36 –
➙ Les disciples prièrent Jésus de venir avec eux à Jérusalem et également d’y prêcher. Mais Jésus ne voulait pas aller dans cette ville. Il ne l’avait jamais visitée, même quand il séjournait dans les environs. Les gens qui désiraient le voir faisaient une marche de plusieurs heures pour écouter sa Parole en plein air.
Non loin de Jérusalem habitaient deux sœurs dont Jésus était souvent l’hôte. Elles étaient plus proches de lui que les autres femmes. Vivant seules, Marthe et Marie passaient leur temps à attendre Jésus et, quand enfin il revenait, leur maison était parée comme pour une grande fête. C’est ainsi qu’un véritable cercle d’amis s’y réunissait constamment et animait la demeure si calme d’ordinaire.
Jésus se réjouissait des jours et des semaines qu’il devait y passer et qui lui offraient chaque fois une détente. Alors que Marthe affairée s’occupait du bien-être matériel de ses hôtes, Marie, assise aux pieds de Jésus, écoutait ses paroles pleines de bonté. Elle accueillait tout si simplement, ne connaissait aucune lutte et menait une vie heureuse.
Et Marthe la grondait en souriant de ce que la vie lui semblât un jeu d’enfant. Jésus souriait en entendant ces paroles et prenait le parti de Marie. Un jour, il fit allusion au fait qu’il ne resterait plus longtemps parmi elles, ce qui effraya profondément les deux sœurs. Elles ne pouvaient plus imaginer leur vie sans Jésus !
Les disciples racontaient aux deux sœurs tous les événements des derniers mois et ne se sentaient pas peu fiers de tout ce qu’ils disaient. Ils voyaient les femmes écouter attentivement et ne pouvaient citer suffisamment de détails sur les miracles que Jésus avait faits. Mais ils ne passaient pas non plus sous silence le nombre de fois où eux-mêmes avaient douté.
Et lorsque Jésus se joignait aux disciples et écoutait leurs récits, il les priait de se taire, et eux ne comprenaient pas pourquoi. Jésus savait que toute rumeur publique ne contribuait qu’à troubler les paroles que l’âme humaine avait saisies à peu près clairement.
– Pourquoi faut-il toujours qu’un événement extérieur vous bouleverse ? N’avez-vous jamais vu l’éclat des yeux d’un enfant, les larmes d’un homme qui, se tenant à l’écart à demi caché, buvait mes paroles ? Voilà, je vous le dis, le succès que mes paroles ont trouvé auprès des hommes ! De cela, mon cœur se réjouit. Peu m’importe qu’ils viennent me dire : Maître, c’était exaltant ! Je ne vois absolument pas ceux qui parlent ainsi, mais j’entends les soupirs de soulagement de ceux qui sont asservis en eux-mêmes, je vois les larmes de délivrance ruisseler sur les joues, jeunes ou vieilles, et je lis dans le cœur de ceux qui sont incapables de faire l’éloge de mes discours.
Gardez plutôt le silence sur le fait que j’ai guéri un corps malade et sachez que je ne puis guérir aucun corps dont l’âme ne soit guérie au préalable ! Vous vous étonnez que le pécheur le plus endurci ait obtenu mon assistance, alors que je l’ai refusée à l’homme qui agit toujours correctement et est estimé partout ! Lequel d’entre vous a le droit de juger les actes d’un être humain ? Celui que, selon votre opinion, vous appelez un pécheur endurci, porte souvent en lui un monde d’aspiration à la pureté, et celui que précède une renommée d’honnête homme ne connaît, dans sa suffisance, que lui, et rien que lui. Je vous le dis : le droit terrestre n’est pas un droit !
Souvent déjà je vous ai expliqué tout cela et devrais perdre courage si je pensais que vous, mes disciples, ne saisissiez chaque fois que le côté extérieur des choses. Comment alors les autres hommes doivent-ils accueillir mes paroles ? Je me vois seul et vous restez à l’écart, en marge. Vous ne voulez, ni ne pouvez faire le pas qui vous rapprocherait entièrement de moi.
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– Seigneur, supplia Jean, pourquoi blâmes-tu si impitoyablement chaque faux pas que nous faisons, tandis que tu offres inlassablement l’amour et l’indulgence à tous ceux qui t’injurient et t’offensent ?
– C’est parce que je vous aime, vous, mes disciples, que je suis si sévère. C’est parce que je veux vous faire avancer encore sur votre chemin que je dois vous admonester. Attends-tu d’un chien qu’il te comprenne ? Non. Mais l’homme qui prétend devant les autres être celui qui t’est le plus proche, tu voudrais qu’il le soit réellement, et non seulement en paroles. Il doit te comprendre. Voyez, je n’exige même pas cela, car il vous serait impossible de me comprendre. Mes chemins ne sont pas vos chemins ! Mais ce que j’apporte aux hommes, la Parole qui leur fut donnée par Dieu, c’est elle que vous devez comprendre ! Il faut que vous la connaissiez, sinon une mort certaine vous attend.
Saisissez-en donc enfin la nécessité ! Vous êtes les hommes qui sont constamment avec moi, vous êtes les piliers sur lesquels je veux bâtir le nouveau Royaume. Il faut le préparer. Il doit briller sur la Terre entière et forcer les hommes à s’insérer dans sa rectitude. Qu’adviendra-t-il de ce Royaume si vous, les piliers, vous vous effondrez dans la première tempête ? Comment pourrai-je remplir ma mission si les hommes n’accueillent pas ma Parole ?
A nouveau, les disciples furent profondément honteux, car un tel désespoir ressortait des paroles de Jésus qu’ils en furent effrayés en leur for intérieur. Leur état était-il tellement inquiétant pour que le Maître en soit si mécontent ? Comment se faisait-il que Jésus pût, malgré tout, être infiniment bon avec eux ? Aurait-il par hasard oublié leur négligence ?
Non, Jésus n’oubliait rien mais, selon sa nature, il ne pouvait longtemps tenir rigueur à ses disciples. Ils s’efforçaient chaque fois si sincèrement de mieux faire que, si forte que fût sa colère, il leur pardonnait toujours. De jour en jour ils changeaient, mais ne s’en rendaient pas compte. Ils ne se doutaient pas que, peu à peu, ils commençaient malgré tout à vivre ainsi que Jésus le leur montrait en paroles et en actes.
➙ Une ombre assombrit le visage de Jésus, lorsqu’il apprit l’arrestation de Jean-Baptiste. Il avait souvent cherché à savoir où il séjournait, mais Jean semblait introuvable. C’est alors qu’il reçut la nouvelle qu’Hérode le gardait prisonnier et avait décidé sa mort. Jésus s’en inquiéta. Avec ses disciples il alla trouver Marc et le pria d’intervenir auprès d’Hérode pour que Jean soit libéré.
Mais Marc arriva trop tard. Il apprit, horrifié, que Jean-Baptiste avait été décapité.
Dès lors, il se fit encore davantage de souci pour la vie de Jésus. Il ne connaissait pas tous les Romains qui pouvaient exercer le pouvoir en Judée. N’était-il pas possible que Jésus aussi puisse perdre un jour la vie de la même façon ? La haine des pharisiens était si grande qu’i1s tenteraient d’agir de même envers lui. Or, tous les Romains n’étaient pas assez scrupuleux pour protéger la vie d’un Juif même si, après avoir pris des renseignements précis, on n’avait rien à lui reprocher. Jésus, il est vrai, était connu ; ce n’était pas quelqu’un d’insignifiant dont la vie n’avait de valeur pour personne. Et pourtant un malheur pouvait arriver avant qu’on en soit informé. En général, on ne faisait pas grand bruit pour un Juif.
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Marc fit part de toutes ces craintes à Jésus. Ils étaient de nouveau assis côte à côte comme autrefois. Jésus était grave. Le meurtre de Jean lui avait ôté toute joie au cœur. Il était affligé par la perte de cet être qui n’avait apporté au monde que des bienfaits et qui, somme toute, avait aimé les hommes comme personne. Jésus entendit les paroles de Marc, mais n’y prêta pas attention. Elles passèrent et se perdirent quelque part sans être saisies.
– Seigneur, dit Marc avec insistance, tu n’écoutes pas mes paroles et pourtant elles sont remplies d’inquiétude pour toi !
Alors Jésus se tourna vers lui :
– Ne te soucie pas de moi, Marc ! Je ne puis rien faire que je n’y sois obligé. Tout est ainsi décidé. Je ne quitterai ce monde ni plus tôt ni plus tard que prévu. Les êtres humains sont libres dans leur volonté. Ils peuvent même me tuer s’ils le veulent. Comme eux, je porte un corps et suis donc soumis aux mêmes lois terrestres. Ils peuvent me prendre ce corps comme ils peuvent m’arracher mes vêtements et je ne peux rien faire !
– Mais n’es-tu donc pas leur Seigneur ? Un signe de ta main, ils sont pétrifiés et ne peuvent faire ce qu’ils veulent.
Jésus secoua la tête.
– Vous, les humains, comme vous vous représentez petitement la Toute-Puissance ! Je suis le Fils de mon Père qui forgea les Lois, je suis une partie des Lois elles-mêmes. Comment pourrais-je alors dévier ces Lois de façon arbitraire ? Cette enveloppe est-elle plus qu’une simple substance terrestre parce que je la porte ? Doit-elle pour cette raison faire exception, d’autres lois doivent-elles être instaurées pour elle ?
Marc se tut ; il reconnut que ses propos étaient absurdes. D’une voix presque défaillante, il ne fit qu’une objection qui devait excuser ses paroles :
– Lorsque ce corps ne sera plus, alors Seigneur, toi non plus tu ne seras plus parmi nous ; nous serons abandonnés et la nuit nous entourera de nouveau.
Jésus lut dans cet aveu l’immense crainte de l’homme devant les ténèbres. A nouveau, il pria Dieu de lui accorder quelque temps encore jusqu’à ce qu’il eût enflammé la Lumière dans l’âme de ce petit groupe. Comme un bienfait, il ressentit l’impossibilité de pouvoir prévoir sa fin sur Terre, le fait d’être séparé de l’avenir par un mur et de ne vivre que pour le présent. Il pensait en silence :
– Ce serait insupportable si le Père ne m’avait pas accordé cette grâce. Je suis homme et pourtant ne le suis pas. Il me faut respecter toutes les lois humaines bien que je voie clairement leurs lacunes. Tout ce que je fais doit être absolument inconcevable aux hommes qui vivent près de moi. Ma présence doit les gêner ; certes, je vois sur leurs visages que plus ils vivent avec moi, plus ils deviennent craintifs. Si contenues qu’elles me paraissent être, des irradiations émanent hors de mon corps. Mais cette proximité constante les réjouit-elle ? Mes disciples ne sont-ils pas souvent à tel point épuisés que je me fais du souci pour eux ? Les hommes ne peuvent-ils jamais supporter la pression de la Lumière, aussi endiguée soit-elle ?
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Il fallait que Jésus change sans cesse de disciple à ses côtés, car aucun d’entre eux ne pouvait supporter de rester constamment près de lui. Avant même qu’ils ne s’en aperçoivent, Jésus savait qu’il ne devait plus les laisser approcher. C’est ainsi qu’il les faisait venir l’un après l’autre et évitait celui qui était déjà resté presque trop longtemps près de lui. Mais les disciples ne le comprenaient pas.
Ils cherchaient en eux-mêmes la cause qui pouvait expliquer ce changement, alors que Jésus ne pensait absolument pas qu’ils puissent être blessés par sa façon de faire. Il agissait presque toujours si naturellement et inconsciemment qu’il n’y pensait même pas. Et jamais un disciple n’eut le courage de lui demander l’explication de ce retrait subit.
Un jour, ils voulurent se défendre et cherchèrent des excuses. Ils croyaient être mal jugés par Jésus et être victimes d’une injustice. Mais, sans les écouter, Jésus leur dit seulement qu’ils se nuisaient à eux-mêmes lorsqu’ils s’adressaient à lui en voulant toujours avoir raison, visant ainsi à le faire revenir sur sa décision.
– Songez que tout retombe sur vous, qu’aucune de vos paroles ne peut me toucher. Si quelqu’un croit souffrir injustement, il ne doit pas le proclamer à haute voix. Qu’il supporte en silence ce qui lui semble si pénible puisqu’il se croit innocent. L’homme a beaucoup de choses à réparer et pas seulement des fautes datant de quelques années. Toute douleur, toute peine a une cause. Ne soyez pas stupides, ne vous tourmentez donc pas ; en vous lamentant vous ne feriez qu’aggraver votre situation. Acceptez joyeusement ce que la vie vous apporte. Mettez tout à profit de sorte que la bénédiction seule puisse en résulter, alors vous serez bientôt délivrés d’un énorme poids.
Ainsi, lorsqu’ils ne pouvaient plus rester à côté de Jésus, les disciples pensaient qu’une faute ou une négligence quelconque en était la cause. Ils se mirent à peser chacune des paroles qu’ils avaient prononcées à côté de Jésus et ils se perdaient en mornes cogitations.
Il ne leur était pas facile de passer sans cesse de jour en jour d’un état à un autre ; il leur en coûtait aussi de surmonter leur propre vanité. Jusqu’à ce que Jésus leur eût rappelé de ne pas considérer comme une faveur qu’il s’occupât d’eux. Alors ils furent tout dépités, car c’était bien là ce qu’ils s’étaient imaginés. Pierre bombait fièrement le torse chaque fois qu’il pouvait cheminer aux côtés de Jésus ou s’asseoir près de lui pendant le repas. Les autres disciples l’entendaient également ainsi. Ils traitaient avec un respect particulier celui qui était autorisé à rester près de Jésus.
Les paroles que prononça ensuite Jésus leur enlevèrent toute illusion et les ramenèrent si brutalement à la raison qu’ils se traitèrent d’insensés.
– N’êtes-vous pas tous égaux à mes yeux, que vous vous imaginiez que je puisse avoir une préférence tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre ? Si vous voulez jouer le rôle de favoris, alors allez donc à la cour ! Une telle vie suscite des intrigues. Honte à vous !
On n’en finissait jamais. Toujours il fallait éviter de nouveaux écueils. Les disciples ne trouvaient pas le temps de souffler. Ils n’auraient jamais pu dire : nous sommes au but. Consciemment et inconsciemment, ils travaillaient sur eux-mêmes sans se douter que c’est le sort de l’homme d’œuvrer de cette façon. Tant que les hommes existeront, il en sera toujours ainsi.
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Seul Jean réfléchissait à ce sujet. Il demanda un jour à Jésus s’ils ne pourraient jamais devenir tels qu’il soit content d’eux. Plein de bonté, Jésus lui répondit :
– Vous croyez pouvoir tout atteindre sur cette Terre ! Comment toi, mon disciple, peux-tu le supposer ? L’homme avance de degré en degré ; il monte, redescend, interminablement. Tout n’est que recommencement. Quand vous aurez atteint le point culminant, il n’y aura pas de repos ; il vous faudra ensuite continuer dans d’autres sphères qui imposent à l’évolution humaine des exigences plus élevées. Efforcez-vous de devenir tels que sur Terre vous vous soyez accomplis.
– Seigneur, pouvons-nous ici-bas déjà être parfaits ? Nos faiblesses ne nous ont-elles pas toujours surpris au moment précis où nous nous croyions le plus assurés ?
– Vous n’avez pas seulement perdu la connaissance de Dieu, mais vous avez aussi perdu la foi en vous-mêmes. Les forces qui reposent dans l’homme sont illimitées, mais il ne les utilise pas, il les laisse dépérir. Avant de commencer un travail, il fait appel à la pensée et se laisse dominer par elle. Et la mémoire de l’homme qui, selon la loi, est soumise à la Terre, ne peut saisir, tant elle est limitée, que l’esprit devrait lui être supérieur. Doutant de ses forces, il rabaisse lui-même l’esprit, ses doutes le paralysent et le font ensuite toujours reculer davantage au lieu de le faire progresser.
Jean pressentit vaguement que l’inconcevable nostalgie qui s’élevait en lui de façon toujours plus véhémente pourrait bien être le commencement d’une vie nouvelle. Il se sentait mal à l’aise en pensant qu’il ne pouvait encore céder entièrement à cet élan promoteur. Son âme, la première, se préparait à prendre son essor, mais un lien la retenait encore, empêchant son ultime affranchissement.
➙ Les hommes n’attendaient de Jésus que des miracles ; ils étaient alors convaincus d’avoir devant eux un Envoyé divin. Cependant, il suffisait aux disciples d’être auprès de Jésus sans échanger une parole avec lui pour être convaincus qu’Il était le Fils de Dieu. Lors des prédications de Jésus, un abîme les séparait déjà des auditeurs. Ils n’accueillaient plus littéralement ses paroles avec l’intellect, mais avec l’intuition. Ainsi prenaient-ils part à la Force de la Lumière produite par le langage de Jésus, ce qui leur donnait bien davantage. Ils devinrent plus humbles et plus profonds. Jésus le vit avec une joie émue. La Lumière commençait à s’éveiller en eux. Le danger que le premier coup de vent venu puisse à nouveau tout éteindre, était enfin écarté ! Ce fut le début d’une époque d’harmonie parfaite qui plaça les disciples comblés dans une atmosphère de pure joie de vivre. Judas, le raisonneur, avait lui aussi pris son essor ; il était libre et pouvait vibrer à l’unisson avec les autres.
Les disciples avaient enfin réussi à former un cercle protecteur autour de leur Maître. Jésus ressentait cela de façon si bienfaisante qu’il donnait aux hommes à pleines mains et avec plus de joie que d’habitude le savoir qu’il portait en lui. Jésus leur donnait davantage qu’ils ne pouvaient comprendre et se réjouissait de pouvoir le faire.
Il ne fixa pas seulement les règles de la vie en commun et celles de la vie individuelle ; il donna aussi des choses qui, à vrai dire, étaient supraterrestres. Même si les hommes ne pouvaient suivre et saisir toutes ses paroles, elles éveillaient en eux la nostalgie du Paradis. Et cette nostalgie devait être ancrée en eux s’ils voulaient jamais y retourner. L’homme devait porter en lui, consciemment et inconsciemment, le désir de se retrouver un jour là-haut, dans sa patrie spirituelle.
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Cependant, le fait d’être attiré par une force irrésistible se manifestait plutôt par leurs actes que par leurs paroles. Car, plus que mille belles paroles peu sincères, chaque bonne action rapprochait davantage l’homme de ce but élevé. C’est pourquoi Jésus les exhortait en ces termes :
– Si vous voulez faire le bien, ne dites pas votre nom à haute voix avant d’avoir commencé. Demandez-vous toujours pourquoi vous voulez faire une bonne action, ne vous laissez pas entraîner par des mobiles qui pourraient renforcer l’estime que les hommes ont de vous. C’est en secret que vous devez donner aux pauvres de votre superflu ; autrement, vous n’en retireriez aucun profit. Habituez-vous à être bons sans que le prochain ne s’en doute.
Lorsque Jésus eut ainsi parlé, un jeune homme s’approcha de lui et demanda :
– Seigneur, que dois-je faire pour gagner le ciel ?
Jésus fixa le jeune homme avec gravité ; il vit ses riches vêtements, ses bijoux précieux et, cachée sous la beauté extérieure de tout cela, son âme qui dépérissait.
– Ta question est-elle sincère ou bien veux-tu uniquement un conseil que tu ne respecteras pas au cas où il te gênerait ?
Le jeune homme rougit légèrement, puis dit franchement :
– Je n’ai suivi de conseil d’aucun homme, car je n’en ai jamais demandé. Mais puisque, depuis aujourd’hui, je sais que ma vie, telle que je l’ai vécue jusqu’à présent, est sans valeur, je te supplie de m’aider.
Alors Jésus se pencha vers lui et lui dit à voix si basse que seuls ceux qui étaient tout près purent entendre :
– Donne aux pauvres toutes les richesses qui t’appartiennent, travaille de tes propres mains pour gagner ton pain, alors la vie te semblera pleine de sens et tu seras heureux. Ainsi tu aplaniras ton chemin vers le Royaume céleste.
Le jeune homme rougit de nouveau et eut un mouvement de recul, puis son corps se redressa, perdit pour la première fois sa molle attitude et fit pressentir l’éveil de sa volonté.
– Je vivrai selon ton conseil, Seigneur ! dit-il et il se retira.
Mais certains qui avaient entendu ce conseil, secouèrent la tête et ne comprirent pas pourquoi la félicité d’un être humain devait dépendre du fait de faire don de tous ses biens. Chacun de ceux qui l’avaient entendu prit ce conseil pour lui. C’est ainsi que naquirent des erreurs aux suites inimaginables. Jésus le savait et n’y pouvait rien changer. Ses paroles circulaient de bouche à oreille et furent diversement comprises par chacun de ceux qui les recevaient et les colportaient.
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Et lorsque Jésus arrivait dans une ville nouvelle où son nom était déjà connu, les gens affluaient et racontaient, pleins d’enthousiasme, qu’ils avaient dès à présent compris son enseignement grâce aux paroles transmises par ceux qui les avaient déjà entendues. Étonné, Jésus écoutait ses interlocuteurs qui se croyaient tellement intelligents. Mais il fut horrifié de voir ce qu’on avait fait de son enseignement et regrettait amèrement de n’avoir aucune possibilité d’empêcher cela. Ils parlaient de ses miracles en y ajoutant les plus ridicules mensonges. Jésus avait parlé aux hommes en paraboles et ils en faisaient des événements qu’Il devait lui-même avoir vécus.
C’est ainsi qu’un jour Jésus avait raconté que des milliers d’hommes s’étaient rassasiés des miettes laissées après un festin. Les gens qui entendirent cette parabole la prirent à la lettre. Ils croyaient l’incroyable ; ils étaient convaincus que Jésus, dans le désert, avait même nourri cinq mille personnes de miettes tombées à terre ! Ce fait soulevait partout l’émerveillement, car il leur fallait entendre de pareilles choses afin de pouvoir croire. Et Jésus dut faire un effort pour les convaincre que ce miracle n’en était pas un, car :
« Le flux de Lumière qui traverse la création est si grand que les hommes n’en accueillent qu’une partie et laissent tomber à terre bien des choses sans les considérer. Et ce qu’ils éparpillent comme des miettes suffirait à rassasier des milliers, voire des millions d’êtres humains ! Vous avez confondu ce qui vous touche de près, votre nourriture terrestre, avec la nourriture spirituelle.
Et pourtant, le pain qui fait vivre votre corps dépend également de ce que vous méprisez. Si le courant de la Force issue de la Lumière qui pénètre toute la création tarissait un jour, vous dépéririez ainsi que l’univers ! Vous n’auriez plus de nourriture, ni de vie. Pensez-y lorsque vous accueillez mes paroles. Ne cherchez pas à les expliquer à votre façon, mais accueillez-les selon les explications que je vous donne.
Je viens de la Lumière et j’ai envoyé un flot de radiations à travers toutes les sphères. Je retournerai à la Lumière lorsque surviendra le renouvellement de la Force. Chaque année, Dieu fait jaillir Sa Lumière dans la création et c’est alors seulement que je puis retourner vers Lui. Je serai porté sur les ondes de Lumière dans le Royaume de mon Père. Et si l’on prenait mon corps terrestre avant l’heure du déversement de la Force, il me faudrait attendre jusqu’à ce que je puisse m’unir au divin rayon de Lumière, jusqu’à ce que Dieu s’ouvre à moi ! »
Jésus se tut. Qu’avait-il donc dit aux hommes par là ? Il leur avait fait entrevoir une loi qui le portait, lui aussi, une loi qui était divine et que seul le Divin pouvait comprendre.
Il jeta un regard scrutateur autour de lui… Incompréhension totale …même chez les disciples. Se rappelleraient-ils au moins ces paroles lorsqu’il serait retourné auprès du Père ? Jésus savait que le jour de son rappel n’était plus éloigné. Il désirait à présent quitter cette Terre, puisqu’il avait dit tout ce que les hommes devaient savoir. Il ne lui restait qu’un chemin à parcourir, celui de la ville qu’il aimait le moins : Jérusalem !
Il éprouvait une véritable aversion en entendant ce nom qui résonnait comme un sarcasme à son oreille. Jérusalem devait être la ville suprême et les hommes avaient rabaissé au niveau d’une caricature ce qui, dans le spirituel, correspondait à la notion de ce nom.
Jésus pensait à contre-cœur au moment où il pénètrerait dans cette ville. La ville des pharisiens, la seule où, par ruse et perfidie, ces hypocrites régnaient encore. C’est là que siégeaient tous les grands prêtres qui, faisant sans cesse obstacle à son œuvre, avaient dirigé toute l’opposition. Il devait affronter ces gens, lutter contre eux pour l’humanité. Lui, avec sa franchise, s’opposait à leur sournoiserie ! La nausée monta en Jésus, le dégoût de rencontrer sans cesse sur son chemin le serpent dans toute son abjection.
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Les disciples, par contre, étaient heureux, car la prise spirituelle de Jérusalem était leur rêve, leur plus cher désir.
– Seigneur, veux-tu vraiment pour la fête pascale venir avec nous dans cette ville qui est la première du pays ?
Jésus les regarda tristement. Il ne comprenait pas la joyeuse attente qui se lisait si distinctement sur leurs visages.
– Seigneur, tu es triste ! Pourquoi ? N’as-tu pas combattu les pharisiens en tout lieu, pourquoi ne veux-tu pas déclarer la guerre à ceux-là ? Tu les chasseras hors du temple, le peuple ne veut entendre que toi et renoncera volontiers à ces menteurs. Tu verras comme on t’accueillera triomphalement à ton entrée.
Jésus répliqua :
– Vous devriez me connaître pour savoir que je n’attends pas d’être acclamé par les hommes et vous devriez savoir que de telles allusions me font mal. Il me faudrait être vaniteux pour que les raisons que vous énumérez puissent me décider à aller de bon cœur à Jérusalem. Non… Je suis las… Las à en mourir ! J’ai suivi mon pénible chemin avec joie et sans crainte, je l’ai suivi jusqu’au bout. La fin est proche !
Je ne veux pas encore vous en parler. Il ne me reste que peu de temps et ce temps me semblera plus long que ma vie terrestre tout entière. Nous allons reprendre la route en direction de Jérusalem et nous réunir avec nos amis chez Marthe et Marie. Une fois encore je veux avoir la paix autour de moi avant d’affronter Jérusalem !
Les disciples étaient déconcertés, ils ne comprenaient pas la profonde affliction de leur Maître et en discutaient entre eux. Mais l’un d’eux se tenait à l’écart, ne prenait pas part à leurs entretiens…Judas Ischariot. Depuis longtemps déjà, il était retombé dans ses anciens doutes.
Il allait son chemin en se creusant la tête, et continuait à rester en arrière. Personne ne remarquait ce changement frappant, car tous avaient désappris à s’occuper des affaires de son prochain. Chacun avait compris qu’un homme ne pouvait jamais en secourir un autre, même avec la meilleure volonté, si l’autre refusait intérieurement ce secours.
Or, Judas refusait tout ce qui pouvait l’aider. Des doutes le tourmentaient, doutes sur la perfection de Jésus. Judas doutait que Jésus fût un Fils de Dieu… et Judas était avide du pouvoir !
Son ambition lui inspirait toutes ces pensées qui n’avaient qu’un seul but : pouvoir être le maître ! Et Judas, lorsque les disciples ne l’entendaient pas, parlait aux hommes dans chaque ville de la victoire sur Rome, de l’insurrection du peuple contre l’ennemi. Et la foule accueillait le poison de ses paroles et le répandait.
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Les hommes d’Israël semblaient se rappeler leurs droits. Ils se réunissaient en plein air, loin des habitations humaines, dans les montagnes ou dans des cavernes, fomentant des projets de vengeance. C’est en pleine conscience que Judas avait semé cette graine. Il avait élaboré les projets qui devaient conduire Jésus au pouvoir terrestre. Et il croyait bien faire, il croyait que Jésus lui en serait reconnaissant plus tard. Il n’avait pas respecté l’avertissement que Jésus lui avait donné un jour. Il espérait acquérir malgré cela l’autorité terrestre.
Rien ne lui était plus facile que d’expliquer au peuple les paroles de Jésus en leur donnant un tout autre sens. Lorsque Jésus disait :
– Aspirez à la liberté, à la liberté de l’esprit ! Devant ceux qui ne l’écoutaient que trop volontiers, Judas interprétait cela ainsi :
– Le Maître sait que seul un peuple courageux peut conquérir la liberté totale. Ressaisissez-vous, mes frères, afin d’être à nouveau les maîtres de votre pays et non des valets ! Et choisissez-vous un roi qui vous soit propre après avoir connu la honte d’admettre un païen pour souverain. A présent, vous êtes mûrs pour ce faire, car la parole du Maître, de votre futur roi, vous a ramenés à votre ancien Dieu hors de toute confusion. Le Dieu d’Israël qui donna à Son peuple la victoire sur ses ennemis, il y a des siècles déjà, marchera de nouveau devant vous et vous rendra forts !
Et, transporté, le peuple écoutait les paroles du renégat. Les discours agissaient sur les hommes comme le fait l’huile sur le feu, les saisissant et les enflammant d’un enthousiasme ardent. Des chefs se levèrent et rassemblèrent les foules au nom de Jésus. Le nombre des insurgés augmentait toujours. Il devint une vague énorme, submergeant tous ceux qui étaient restés en arrière. Israël était saisi de vertige ! Une date fut fixée : Pâques !
Ils voulaient aller à Jérusalem à l’occasion de la fête pascale et, protégés par les habitudes traditionnelles, faire éclater une insurrection d’une puissance jusqu’alors inconnue. Aucun des Romains ne s’en douterait. Comme chaque année, en ce grand jour de Fête, ils accorderaient au peuple des libertés exceptionnelles. Les Juifs fondaient leurs projets sur ces données.
Jésus ne pressentait nullement ce complot qui devait éclater sous le couvert de son nom. Tout était encore calme autour de lui, car il habitait avec ses disciples chez les sœurs Marthe et Marie. Peu de personnes le savaient, et seuls les amis les plus intimes se trouvaient réunis. Marie-Madeleine et Lazare étaient aussi parmi eux. Eux tous, qui étaient ses familiers, pouvaient entendre de Jésus bien des choses que d’autres hommes ne pouvaient comprendre.
Jésus parla des différentes parties de la création. Il décrivit à ses amis la vie dans ces parties cosmiques et l’importance de chacune dans l’ensemble de la création. Il leur dit, entre autres, que la Terre faisait partie d’Éphésus, évoluant en dernière position dans le cercle de la création. Il leur cita le nom des étoiles, qu’ils appelaient autrement, et en même temps il leur expliqua ce que ces noms déclenchaient par leur rythme. Jamais encore les hommes n’avaient appris tant de choses. Ils étaient à peine capables de saisir la moindre partie de ce savoir nouveau qui leur était donné.
En voyant la joie de ses amis, Jésus retrouva sa gaieté. Les comblant abondamment, il leur donnait toujours davantage de ce qu’ils voulaient entendre. Les yeux de Marie-Madeleine brillaient avec plus d’éclat, car de nombreuses luttes intérieures lui avaient conféré une plus grande maturité qu’aux autres femmes que seul l’amour pour Jésus avait transformées et rendues réceptives. Marie-Madeleine, le cœur empli d’une espérance bienheureuse, était tout ouïe lorsque Jésus parlait du Royaume céleste sur Terre.
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– Ce sera pour bientôt, Seigneur ? Assez tôt pour qu’encore je le vive ? Jésus sourit, car il perçut dans la question la peur de manquer quelque chose.
– Tu le vivras, Marie-Madeleine, tu seras présente lorsque le royaume de la paix s’établira sur Terre. Tu pourras participer et contribuer autant que tu le voudras à son édification… à moins que tu n’en saisisses pas l’occasion.
Je vous le dis, beaucoup d’entre vous seront là et doivent être là pour collaborer au nouveau royaume, mais nombreux sont ceux qui seront défaillants à la dernière minute encore. Ils toucheront au but. Mais non celui tant désiré qui permet l’ascension. Tout proches de ce but, ils s’égareront et se courberont de nouveau sous la domination des ténèbres. C’est pourquoi, prenez garde, vous tous qui croyez l’avoir déjà atteint.
Rien n’est joué avant que l’heure n’ait sonné ! Le glaive s’abattra en sifflant et séparera le bien du mal. Et si, à l’heure du Jugement, ayant pris le bon chemin, vous avez une seule hésitation en vous demandant si ce chemin est le bon, vous serez parmi les réprouvés ! Car lorsque l’heure aura sonné, il n’y aura plus d’hésitation possible. Plus la position de l’homme est élevée, plus il sera jugé avec rigueur. Car connaître la Parole et douter est pire que de l’ignorer. La décision viendra un jour. Soyez alors sur vos gardes afin de ne pas dormir en vous croyant en sécurité !
Si, par contre, vous avez persévéré, le soleil ne se couchera plus pour vous. Vous habiterez un paradis sur cette Terre et vous serez gouvernés par celui qui vient après moi, le Fils de l’Homme !
– Seigneur, mais quand tout cela arrivera-t-il ? demanda Judas, le plus silencieux de tout le cercle.
– Dieu seul connaît l’heure !
– Mais n’es-tu pas une partie de Lui, ne peux-tu donc le savoir toi aussi ?
Jésus regarda gravement son interlocuteur.
– Répondrais-je de cette façon s’il n’en était pas ainsi ? Il ne servirait à rien de vouloir vous expliquer cela, vous ne pourriez pas le comprendre. Vous ne saisissez même pas ce que vous devriez comprendre !
Mais Judas pensa : « Il cherche à se dérober ; s’il savait quand, il le dirait. Donc il ne le sait pas et, par conséquent, il n’est pas non plus Fils de Dieu. Je veux lui donner une dernière possibilité en lui offrant le pouvoir en tant que souverain des Juifs. S’il n’accepte pas, je porterai moi-même la couronne ! »
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Un silence inquiétant s’étendit subitement sur tous ceux qui étaient réunis en ces lieux. Les paroles de Judas leur firent peur. Ils avaient honte pour lui. Mais Jésus passa outre, comme s’il n’avait pas été touché. Et pourtant, le doute que manifestaient les paroles du disciple lui fut pénible. Les avait-il jamais contraints à croire en lui ? N’avaient-ils pas eux-mêmes trouvé qu’il était le Fils de Dieu ? Et maintenant, voilà ce Judas qui questionne, lui qui n’était jamais satisfait de ce qu’il apprenait. Devait-il le rejeter puisqu’il ne croyait plus ?
Jésus se tourna vers lui et eut de nouveau pitié ; car Judas, assis là-bas, avait un visage tellement tourmenté, presque sombre. Non, il ne pouvait pas le repousser. Il voulait le soutenir pendant le peu de temps qu’il lui restait encore à passer sur Terre ; peut-être réussirait-il à se ressaisir ? Judas était trop attaché au passé et portait un karma plus lourd que tous les autres disciples. Il fallait l’aider car, malgré ses dons, il était pauvre.
De tous les disciples, Judas était le plus intelligent. A lui seul, il avait autant de talents qu’eux tous réunis. D’ailleurs, il en était conscient. De plus, à chaque entreprise, on lui demandait effectivement son avis. Tous s’adressaient à lui, car il trouvait à tout une solution immédiate.
A présent, Judas voulait avoir enfin la récompense de son activité ! Il désirait continuer à servir sous le roi Jésus et non pas sous l’homme qui, pauvre et modeste, parcourait le pays pour rendre le monde meilleur. Et cet homme, qui disposait réellement d’un si grand savoir et les subjuguait tous avec ses paroles, devait devenir roi, même s’il n’attachait aucune importance à s’asseoir sur un trône. Judas se chargerait de tout le reste. Dans le nouveau royaume, il occuperait la première place et ne choisirait parmi les disciples que ceux qui ne lui étaient pas désagréables.
Ces projets montaient à la tête de Judas, il ne se lassait pas de rêver au pouvoir. Son imagination inventait toujours de nouveaux projets. Souvent il voulait en parler au moins à un des disciples pour avoir un homme qui s’enthousiasmât avec lui. Mais il n’y avait que Pierre à qui, autrefois, il aurait pu dévoiler son cœur, et maintenant, celui-ci s’était beaucoup éloigné de lui.
Ce simple fait aurait dû permettre à Judas de se rendre compte qu’il se tenait à l’écart et ne suivait plus les mêmes voies que tous les autres. Mais, au lieu de cela, il s’en réjouissait. Il s’imaginait l’approbation qu’ils lui témoigneraient lorsqu’ils auraient reconnu que lui, Judas, était vraiment le plus adroit, non seulement pour les affaires quotidiennes, mais aussi pour les décisions les plus importantes qu’il saurait prendre ! Ses idées, habituellement si claires, devenaient de plus en plus embrouillées. Il ne remarquait pas davantage qu’il ne pouvait plus penser logiquement. Et pourtant, c’était sa plus grande fierté jusqu’alors !
Jésus ne se doutait nullement de tous ces projets perfides. Il ne devait pas pénétrer les intrigues de son disciple. Ses aides de Lumière l’en préservaient, car il n’aurait pu arrêter le malheur déjà en route. Le cerveau humain avait mis en œuvre cette chose effroyable ; il fallait en subir toutes les conséquences, même si elles devaient frapper en premier lieu l’humanité.
Et les foules massées derrière Judas, les instruments du traître qui trahit son Seigneur et Maître au moment où il commença à interpréter autrement sa parole, attendaient l’instant de conquérir le royaume promis en combattant.
– 47 –
Judas ne redoutait qu’une chose : que Jésus n’aille pas avec eux à Jérusalem pour la fête pascale. Ses projets seraient alors anéantis et il lui faudrait tout recommencer. Il paraissait très douteux à Judas qu’il réussisse à aller seul à Jérusalem sans que Jésus ne devine ses intentions. Il lui fallait procéder avec intelligence et beaucoup de prudence, sinon tout échouerait à la dernière minute.
Judas essaya également de parer à cette éventualité parce qu’il voulait être sûr de tout. Ce n’était déjà plus un travail de réflexion qui l’occupait, mais plutôt sa volonté qui travaillait sous la pression des ténèbres. Son vouloir était sombre et si tenace qu’il se fixait partout où un rempart de lumière faisait défaut. Il ne pouvait donc s’approcher des autres disciples ; car ils étaient purs, et Jésus était entouré d’un rempart de lumière qui ne laissait passer aucune onde trouble.
L’inquiétude de Judas était tout à fait injustifiée. Dans sa pureté, Jésus ne se doutait nullement des préparatifs en cours. Mais un autre prenait des mesures contraires et réunissait partout des aides pour s’opposer à l’insurrection : c’était Joseph d’Arimathie.
Il avait remarqué l’effervescence des siens et compris de quoi il s’agissait. Ces hommes essayèrent de gagner leur prince à la cause de Judas Ischariot, car Joseph d’Arimathie représentait toujours pour eux le souvenir d’Israël à son apogée. Ils envoyèrent des messagers au palais de Joseph d’Arimathie et lui soumirent les plans déjà élaborés pour qu’il prenne part, lui aussi, au combat pour la liberté. Joseph les écouta tranquillement, puis demanda :
– Qui est l’auteur de cette idée ?
Fièrement, les hommes bombèrent le torse :
– Le prophète qui fut ton hôte, Jésus de Nazareth !
Joseph d’Arimathie se leva d’un bond. En quelques pas, il fut près de celui qui avait prononcé ces paroles :
– Mensonge ! cria-t-il d’une voix tonnante, le secouant avec violence. Puis il le lâcha si brusquement que l’homme, effrayé, tomba à terre.
A pas de géant, Joseph arpentait la salle de long en large, tandis que derrière son front ses pensées travaillaient à la vitesse de l’éclair. Il semblait avoir oublié la présence des hommes. Ceux-ci étaient tellement silencieux qu’ils donnaient par leur attitude servile l’impression d’être inexistants.
Le prince se rappela enfin qu’il n’était pas seul. Il s’arrêta subitement et regarda ces hommes. Leurs mines peureuses lui donnaient envie de rire car l’idée que ces lâches venaient de parler d’une révolte contre Rome était si comique qu’il avait de la peine à garder son sérieux.
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– Je vais vous dire quelque chose afin que vous sachiez ce que je pense de cette affaire et que vous compreniez votre bêtise. Ce projet ne vient pas de Jésus de Nazareth, car je le connais et je sais qu’il ne veut que la paix. Ce plan a été élaboré par un homme qui veut la perte de Jésus de Nazareth, qui le précipitera dans le malheur si nous ne faisons rien ! Et nous ferons quelque chose pour faire échouer ce mauvais coup ! Vous êtes des hommes et vous me suivrez moi, votre prince. Grâce à moi vous avez un sort plus facile, moins pénible que vos frères et sœurs qui n’appartiennent pas à ma principauté. A présent, prouvez pour une fois que vous avez de la reconnaissance envers moi. Cet individu que vous ne voulez pas nommer, parce qu’il l’a défendu, et qui négocie avec vous au nom de Jésus, est un imposteur, un traître ! Si vous agissez selon sa volonté, il vous réduira à la misère. Il faut que vous me livriez son nom pour que je le trouve !
Les hommes se regardèrent craintivement, puis l’un d’eux dit :
– Nous ne pouvons te le nommer, prince, nous sommes liés par un serment !
Rouge de colère, Joseph d’Arimathie saisit son interlocuteur aux épaules. En gémissant, celui-ci tomba à genoux. Les autres reculèrent.
– Je veux voir celui qui vous a fait prêter serment ! Votre vie n’appartient pas au premier venu qui vous a fait jurer. Réponds-moi, sinon…
Blêmes et tremblants de peur, ils prononcèrent le nom, tous les trois :
« Judas Ischariot ! »
Silence…
Joseph recula et, respirant péniblement fit signe aux hommes de partir. Puis, resté seul, son regard fixa longuement un point. Ses lèvres ne faisaient que répéter sans cesse à mi-voix le nom de :
– Judas Ischariot …Judas …Ischariot !
Il était bouleversé jusqu’au plus profond de son être à la pensée qu’un disciple de Jésus ait imaginé ce plan ! Jamais Joseph n’aurait cru cela possible. Et ce disciple vivait avec Jésus, respirait le même air que lui, il avait ce que d’autres disciples désiraient de toute leur âme : la proximité constante du Fils de Dieu.
C’était incompréhensible ! Joseph souffrait tellement de cette révélation qu’il lui fallut longtemps pour se rendre compte des mesures à prendre. Puis, ses projets arrêtés, il commença immédiatement à déclencher la contre-attaque. Il appela les anciens de son pays et leur donna l’ordre de combattre la sédition par tous les moyens. Il envoya des orateurs populaires dans les autres régions pour calmer le peuple et l’exhorter à la paix. Tous les chevaux disponibles furent tenus prêts à cet effet.
– 49 –
Joseph en personne alla trouver Marc pour lui demander son soutien. Il ne s’accorda aucun repos et se dépensa sans compter. Complètement épuisé, il arriva chez Marc qui, en voyant le prince, pressentit un malheur.
– Ne veux-tu pas d’abord te reposer ? Cette chevauchée t’a trop fatigué. Je vais te faire conduire dans une chambre où tu pourras prendre du repos.
Joseph d’Arimathie avala péniblement sa salive, sa gorge était desséchée par la poussière de la route, mais il fit non de la tête.
Marc lui fit donner à boire, ce qui le rafraîchit et lui permit de parler.
Avant de prendre la parole, il s’adossa un instant. Ses paupières se fermèrent sur ses yeux brûlants.
Marc scruta la figure couverte de poussière et de sueur et un terrible pressentiment l’envahit. Quoi d’autre que la peur avait pu traquer cet homme, la peur d’une chose effroyable ?
– Marc, dit Joseph, il te faut me prêter secours pour éviter le malheur qui menace de fondre sur Jésus !
Marc sursauta.
– Jésus ? Parle, qu’arrive-t-il à Jésus ?
– Un de ses disciples l’a trahi, sournoisement trompé ! En son nom, il a soulevé le peuple. Il a fait prêter serment aux chefs de ne pas le nommer, il veut provoquer une révolte qui doit éclater à Jérusalem lors de la fête pascale ! Voilà toute la chose en peu de mots. Mais le danger est si grand qu’on ne peut le décrire. Jésus ne se doute de rien ; il ignore les intentions abjectes de Judas. Il n’est plus en sécurité. Son nom couvre le traître et si l’affaire est découverte avant l’exécution du plan ou après, peu importe, c’est Jésus qui risque d’en supporter les conséquences. Ils se saisiront de lui et le tueront ! Les pharisiens, à moins qu’ils ne soient déjà au courant, se chargeront de perdre Jésus.
J’ai tout essayé pour endiguer le mouvement. Réussirai-je en partie ? …J’en doute, car le peuple s’égare trop rapidement. Certainement, il rêve déjà du nouveau royaume de Judée et vit dans l’ivresse qui fait paraître tout le reste insignifiant. Il y a pire : ils veulent couronner Jésus roi. Alors personne ne demandera : est-il coupable ? Ils pourront prouver sa culpabilité et Jésus ne se défendra pas. C’est à nous de le défendre… à toi, Marc, puisque tu es romain.
Marc demanda simplement :
– 50 –
– Où est Jésus ?
– Il doit être en route pour Jérusalem, car bientôt nous fêtons Pâques.
Marc appela un domestique :
– Mes chevaux et ma voiture ! Je pars pour Jérusalem.
Joseph d’Arimathie se leva. Il avait complètement recouvré ses forces.
– C’est maintenant que j’aimerais me rafraîchir, Marc, pour être dispos lorsque les voitures seront prêtes pour le départ.
Bientôt, les chevaux galopèrent en direction de Jérusalem.
➙ Pendant ce temps, Jésus était toujours chez les sœurs Marthe et Marie. La fête pascale approchait et Jésus commençait à s’inquiéter. Il désirait encore profiter de cette paix familiale. Qu’allait-il faire à Jérusalem ? Accomplir l’œuvre dernière qui l’attendait encore. Il fallait s’exécuter et pourtant tout en Jésus se refusait à prendre le chemin de Jérusalem. La veille du départ encore, assis au milieu de ses amis, il s’efforçait, par sa bonté, de leur rendre la séparation moins pénible. Mais tous étaient tellement émus qu’ils pouvaient à peine parler. Ils voyaient combien Jésus s’appliquait, pour l’amour d’eux, à paraître gai et ne purent le supporter.
Soudain, Marie dit :
– Seigneur, nous tous qui t’aimons, nous t’accompagnerons à Jérusalem !
A ces mots, Judas blêmit. Assis dans un coin, il était silencieux, comme les autres. Il se leva et sortit devant la maison. Il y resta longtemps, le regard levé fixement vers le ciel. De sombres nuages passaient et des étoiles scintillaient au travers…une sinistre atmosphère planait sur la nature. Judas, debout, regardait. Il était comme vidé de toute pensée, de toute émotion.
Il ferma les yeux et, avec lassitude, écarta de la main les cheveux de son front. Une voix triste, douloureuse, s’éveillait en son âme, y gravant ce seul mot pénétrant :
– 51 –
Traître !
Avant que Judas n’ait pu s’en défendre, la voix s’éleva avec une telle puissance qu’il crut entendre ce mot sortir de lui comme un cri :
Traître !
Toujours à nouveau et sans cesse, l’écho mille fois amplifié renvoyait ce mot qui emplissait l’air ; se lamentant, la nature criait toujours et uniquement ce mot :
Traître !
Alors, Judas se redressa et respira péniblement. C’était passé ! Tout redevint silencieux car les ténèbres avaient fait taire la voix de son intuition que les paroles de Marie au sujet de l’amour avaient réveillée et la peur de la malédiction qui semblait déjà planer au-dessus de lui l’avait fait taire à nouveau.
Judas était retombé dans son ancien état. Il se traitait lui-même de fou.
– Tu es fatigué, Judas, ainsi se tranquillisait-il, tu viens de rêver ! Le paysage t’a inspiré un affreux cauchemar. Il te faut rentrer pour que les autres ne remarquent rien. Ils ne se doutent pas combien je pense pour eux et prépare le terrain spirituellement, sinon ils comprendraient que je suis fatigué.
Il sourit ; le cours habituel de ses pensées s’était de nouveau emparé de lui. Lorsque quelque chose d’autre que le mauvais vouloir parlait en lui, Judas se rassurait toujours. Et si, l’espace d’un instant, un profond épuisement le saisissait, la voix tentatrice si bienfaisante à son oreille, le séduisait :
– Vas-tu, si près du but, te lasser à présent ? Comme celui qui manque à son devoir, vas-tu abandonner cette œuvre salutaire que personne d’autre ne peut accomplir ? Pense qu’aucun des disciples ne dispose des facultés dont tu te sers en te jouant !
Et cela suffisait toujours à asservir de nouveau Judas. C’est pourquoi il ne pouvait nulle part trouver de paix tant qu’il ne percevait pas cette voix si agréable pour lui.
En rentrant dans la maison, il se heurta à Lazare, le frère de Marthe et Marie, qui lui dit :
– Reste encore un peu, Judas, j’ai à te parler.
– 52 –
Judas, méfiant, le regarda, mais l’obscurité de la nuit voilait les traits de Lazare. Judas ne pouvait rien distinguer. Il poussa un soupir et suivit Lazare au dehors.
Debout dans la nuit, tous deux se turent pendant un instant. Judas ne voyait que la silhouette de Lazare et pourtant il sut immédiatement que ce dernier voulait le questionner au sujet de quelque chose de particulier. Puis soudain son âme se souvint des paroles entendues de la bouche de Jésus :
« Lazare, sors ! »
Cela s’était passé quelques mois auparavant lorsque les sœurs, dans une mortelle angoisse, avaient appelé Jésus pour sauver Lazare d’une grave maladie. Alors qu’ils approchaient de la localité où demeuraient les deux sœurs, le peuple était venu leur annoncer la mort de Lazare. Marthe, qui portait des habits de deuil, s’était lamentée :
– Seigneur, si tu avais été là, Lazare n’aurait pas dû mourir !
Alors qu’il pénétrait dans la maison des sœurs, Marie était accourue, pleurant la mort du frère, jusqu’à ce que Jésus l’eut priée de le conduire à la tombe. Le peuple suivait à une certaine distance, car il avait déjà entendu dire que Jésus ressuscitait les morts. Les gens qui l’accompagnèrent à la tombe étaient tous très intimidés.
En route, Jésus demanda :
– Depuis combien de temps l’avez-vous enterré ?
Marthe avait répondu :
– Depuis quatre jours, Seigneur !
Lorsqu’ils se trouvèrent devant la tombe, Jésus comprit tout, car il vit Lazare s’efforcer de quitter son corps sans être capable de rompre le lien qui le rattachait à son âme. Jésus s’en réjouit et cria d’une voix forte :
« Lazare, sors ! »
Les hommes accoururent tous pour rouler la pierre de la porte tombale. A ce moment, comme quelqu’un qui se réveille, Lazare sortit, traînant derrière lui le linceul dont on l’avait enveloppé.
– 53 –
En voyant Lazare en face de lui dans l’obscurité, Judas revivait la scène. Et il se souvint des Paroles de Jésus expliquant aux disciples le processus de la mort. Étonnés, ils avaient appris que ce miracle n’en était pas réellement un, car Jésus, grâce à sa Force divine, pouvait rappeler un homme à la vie uniquement tant qu’il était encore relié par un cordon à son corps terrestre.
Telle une exhortation, la voix s’éveilla à nouveau en Judas :
– Tu as été autorisé à prendre part à tout, tu as souvent, avec les autres disciples, admiré la grande Force de ton Seigneur et tu veux à présent agir sans lui demander conseil !
Et Lazare dit gravement et presque maladroitement :
– Tu n’es plus celui que tu étais, Judas Ischariot ! Tu as perdu confiance ! Vois, je ne veux que ton bien, c’est pourquoi je t’avertis. Renonce à tes projets, ils te porteront malheur !
Judas s’effraya, puis il se ressaisit péniblement.
– Que veux-tu dire, Lazare ? T’ai-je demandé ton avis ? Que sais-tu de mes projets ? Si de nous tous ici quelqu’un veut le bien, c’est moi !
– Judas, pense au Christ Jésus ton Maître et demande-toi une fois seulement s’il a jamais dit que les bons puissent succomber à la présomption. Ne vous a-t-il pas sans cesse prêché l’humilité ?
Judas répondit brusquement :
– Qu’importe, je n’aime pas que tu m’épies, même si tu le fais parce que tu crois en Jésus. Je vous prouverai à tous, qui vous méfiez de moi à présent, que c’est moi qui ai bien agi !
Lazare se tut. Il était indiciblement triste, car il se rendait compte qu’il ne pouvait plus être d’aucun secours. Ce que personne parmi les disciples n’avait remarqué, il l’avait reconnu immédiatement : tout s’était transformé en Judas depuis leur dernière entrevue. La profonde vénération que Lazare éprouvait pour Jésus lui ouvrait les yeux. Son inquiétude qu’il ne puisse en résulter un malheur pour Jésus ne diminuait pas. La proposition de Marie, que Jésus accepta aussitôt, le réjouit. Il semblait que c’était un réconfort pour lui que ses amis veuillent l’accompagner à Jérusalem.
Judas et Lazare étaient toujours devant la maison. Alors, la porte s’ouvrit et les disciples Jean, Pierre, Jacques, Lebbée et André sortirent. Jésus était parmi eux et salua Judas d’une parole joyeuse qui toucha Lazare douloureusement. Pourquoi le Seigneur, à qui rien n’échappait d’habitude, ne voyait-il pas le changement qui s’était opéré en Judas ? Cependant, Jésus s’adressa à Lazare en ces termes :
– Il n’est pas toujours bon que l’homme sache tout, Lazare. Pourquoi restes-tu ici dans la nuit à tenir de tristes propos ? Ne sais-tu pas que je mène tout à bonne fin, peu importe ce qui arrive ? Je serai toujours pour vous ce que je suis aujourd’hui. Mais vous vous tourmentez à ce sujet et vous ne voulez pas en convenir ! Acceptez joyeusement ce que je vous donne. Il vous reste encore beaucoup de temps avant que vous ne me cherchiez en vain parmi vous. Même alors, vous ne devrez pas perdre courage, car tant que vous n’abandonnerez pas la Lumière, Elle ne vous abandonnera pas. Rappelez-vous qu’Elle demande à être joyeusement accueillie par vous !
– 54 –
Lazare baissa la tête et une larme tomba à terre. Les paroles de Jésus lui serrèrent le cœur en une indicible douleur. Jamais encore une parole de son Maître ne l’avait autant touché. Lentement, il suivit les disciples qui accompagnaient Jésus.
Seul Judas resta en arrière. Devant la maison, il écouta, solitaire, les voix des disciples se perdre dans l’obscurité.
– Ils s’en vont et personne ne m’a prié de les suivre. Ils ne veulent pas de ma compagnie car ils me craignent. Ils se rendent compte que je les surpasse et, dans leur aveuglement, me jalousent.
Cependant, Jésus avançait toujours avec le petit groupe qui l’avait suivi. Au début, il faisait si sombre que leurs yeux s’habituaient mal au chemin. Puis les nuages se dissipèrent. La lune éclairait la nuit. Jésus se dirigea vers une hauteur et, lorsqu’ils y arrivèrent, en silence il leur fit signe de s’asseoir, car il voulait leur parler.
– Mes disciples ! Je vous ai priés de me suivre pour que vous soyez présents lorsque le courant de la force descendra sur moi et que vous puissiez y avoir part. Voyez, le Seigneur votre Dieu, mon Père céleste m’envoie cette nuit Sa Lumière afin que j’aie des forces pour Jérusalem. A vous, qui devez m’entourer au moment le plus difficile de mon existence terrestre, Il vous donne aussi de Sa Lumière. Vous ne vous doutez pas qu’à Jérusalem il nous faudra tous souffrir ; ce sera pire que ce que nous pouvons imaginer aujourd’hui.
Après qu’il eut ainsi parlé, du ciel tomba sur le groupe une Lumière d’une pureté si éclatante qu’elle les éblouit. Jésus semblait plongé dans un feu incandescent ; il était transfiguré et les disciples se prosternèrent devant lui. Leurs fronts touchèrent le sol. Ils demeurèrent ainsi jusqu’au moment où Jésus dit d’une voix sonore et que jamais encore ils n’avaient entendue : – Prions !
Et il pria avec eux.
Lorsqu’ils revinrent à la maison, Judas avait disparu, mais les sœurs les attendaient ; inquiètes, elles demandèrent :
– Seigneur, as-tu vu l’éclair qui est tombé du ciel ? Nous avons eu peur qu’un orage ne se lève. Mais tout est resté calme. Jésus les tranquillisa. Lazare aurait aimé pouvoir raconter à ses sœurs le grand événement.
Le lendemain, Jésus dit qu’il partirait pour Jérusalem.
– Mais nous resterons ici jusqu’à la fête pascale. J’irai à Jérusalem pour prêcher, mais je reviendrai le soir. Ici règnent encore la paix et la tranquillité et nous sommes chez des amis.
Disciples et amis l’approuvèrent ; seul Judas n’était pas d’accord. C’est pourquoi il dit :
– Ce sera trop fatigant pour toi, Maître. A Jérusalem nous allons te chercher une maison calme où tu trouveras le repos.
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Jésus ne répondit pas ; par contre, il salua ses amis qui, prévenus de son arrivée, venaient à sa rencontre.
Ce jour-là ils se reposèrent encore à Béthanie. Et le lendemain seulement, Jésus se rendit dans la ville de Jérusalem.
Sans être reconnu, il se promena dans les rues et contempla les anciennes constructions de cette ville. Seul Jean resta près de lui et l’accompagna partout. Jésus pénétra dans le Temple consacré à Dieu. Il monta les escaliers de pierre, passa devant les hautes colonnes de pierre et s’approcha des autels de sacrifices. Son regard demeura indifférent, rien ne trahit la profonde émotion qui étreignit Jésus à l’intérieur du vieil édifice. Jean non plus ne sentit pas la tension qui était en Jésus.
Symbolisé par ce Temple, le très ancien et tenace peuple d’Israël se tenait devant Jésus. Les événements qui avaient formé les destinées de ce peuple défilèrent devant ses yeux spirituels. Il vit la première construction du Temple par Josué, le successeur de Moïse. Il vit également les ennemis envahir Jérusalem et profaner le Temple. Des siècles se déroulèrent devant lui. De nouveau, le Temple fut reconstruit ; sans cesse, des êtres ardents vinrent à bout de cette œuvre grandiose. Chaque génération abandonna un peu de l’ancien, créant du nouveau et, peu à peu, la Maison de Dieu ne permit plus à personne de reconnaître son vrai sens. Les anciennes directives données par Moïse avaient disparu. Seul un vestige, une infime partie, en avait été conservé. Jésus s’étonna surtout du fait suivant :
Un rideau séparait le Saint des Saints, l’Arche d’Alliance et le calice du reste de la salle. Seulement un rideau et non plus des portes d’or, ainsi que la Lumière l’avait ordonné.
Lorsqu’ils quittèrent le Temple, le soleil qui inondait le parvis les éblouit. Un tumulte indescriptible y régnait car des marchands avaient installé là leurs boutiques et vendaient des animaux à immoler. Jésus ne leva pas les yeux. En silence, il se fraya un passage à travers la foule qui criait et gesticulait, et Jean vit sa bouche se plisser de dégoût.
➙ Pendant ce temps, Judas se trouvait également à Jérusalem. Il rencontra pour la première fois les chefs des insurgés. Ils se réunissaient en des repaires cachés et parlaient à voix basse pour qu’aucune oreille étrangère ne les entendit. Mais bientôt ce chuchotement se changea en vociférations. Les chefs devinrent provocants et Judas sentit qu’ils lui échappaient.
– Judas Ischariot, jusqu’à présent, nous avons tout fait pour te satisfaire. Tu nous as promis pour aujourd’hui une partie du salaire ou bien un entretien avec Jésus de Nazareth. Tu n’as tenu ni l’un ni l’autre. Nous voulons maintenant savoir pourquoi nous avons fait tout cela.
En apparence impassible, Judas répliqua :
– Je ne comprends pas votre agitation. Je suis ici devant vous au nom de Jésus. Il a des choses plus importantes à faire que de s’occuper de vous ! Croyez-vous, par hasard, être indispensables ? Partez, et que d’autres prennent votre place !
– 56 –
Menaçant, l’un des hommes s’approcha.
– D’autres à notre place ? Tu mens pour cacher ta peur ! Sais-tu qu’on a réussi à faire déserter un grand nombre d’entre nous ? Oui, d’autres aussi sont à l’œuvre qui travaillent au nom de Jésus ! Mais ceux-là parlent pour la paix ! Ils veulent étouffer la sédition. Ils sont plus influents que nous. Ils ont de l’argent qu’ils jettent à pleines mains. C’est un homme puissant qui se trouve à leur tête. Il agit franchement, ses pourparlers ne se font pas en cachette afin qu’on les ignore, il se montre ouvertement ! Ses partisans n’ont pas dû prêter serment de ne pas le nommer. Cet homme est le prince Joseph d’Arimathie.
Judas était livide. Sa bouche s’ouvrit pour répondre, mais aucun son ne franchit ses lèvres.
– Tu as donc perdu la parole, Judas ? Mais ceci ne t’est d’aucun secours, maintenant il te faut parler ! Crois-tu que nous mettions notre vie en jeu pour que tu restes coi à présent et ne saches plus comment t’en sortir ?
Judas avala péniblement sa salive, puis dit d’une voix presque atone :
– S’il en est ainsi, Joseph d’Arimathie agit contre le Maître, car ici, c’est moi qui le représente. S’il vous faut de l’argent, je ne puis vous en donner avant que vous n’ayez exécuté votre promesse. Combattez pour Israël afin de mériter votre salaire !
Il s’était repris peu à peu. Il repoussa ses cheveux en arrière et regarda fermement le chef.
– Je vous ai pourtant dit auparavant que le sort du pays était entre vos mains. Réalisez ce que vous m’avez juré et couronnez Jésus roi des Juifs, c’est alors que tout le reste s’accomplira.
Un instant, les hommes restèrent silencieux, puis leur porte-parole s’approcha de nouveau tout près de Judas :
– Nous ferons ce que tu exiges si tu nous révèles le lieu où séjourne Jésus pour que nous puissions aller le trouver. Nous devons être prudents afin qu’aucun soupçon ne l’effleure, mais nous voulons lui parler personnellement. Tu dois le comprendre, car le sort du peuple entier repose sur nous. Nous sommes responsables. Rien ne sera réglé si l’on nous pend. Rome ne s’en contentera pas. Telle une horde de chacals, ils envahiront le pays et feront payer tout le peuple si l’insurrection échoue !
Judas vit le nœud coulant lentement se resserrer autour de son cou. Les hommes du peuple, devenus méfiants, n’exigeaient que leur dû. Mais il ne pouvait accéder à leurs désirs sans tout faire échouer. Le nœud coulant que représentaient pour lui les nettes revendications de ces hommes se resserrait de plus en plus. Chaque minute de silence de la part de Judas rendait l’attitude de ces hommes plus menaçante. Aucune pitié ne se lisait dans leurs yeux. Ils le tueraient s’ils se voyaient trompés.
– 57 –
– C’est bien, je parlerai à Jésus et demain à la même heure en ce lieu, je vous ferai savoir si Jésus veut ou non s’entretenir avec vous.
– Demain, à cette heure ! Si alors tu ne tiens pas parole, Judas, si tu cherches des subterfuges, nous trouverons Jésus sans toi, car la ville sait qu’il vient à Jérusalem. Tous ceux qui l’aiment veulent le recevoir avec honneur.
Toujours ce mot : ceux qui l’aiment ! Judas se mit à haïr cette expression. Elle le poursuivait partout. N’aimait-il donc pas Jésus ? Comme ils mettaient l’accent sur ce mot ! Lorsque Judas se prépara à sortir, en silence les hommes dégagèrent la sortie. Ils ne répondirent pas à son salut.
Dès qu’il se retrouva en pleine campagne, Judas allongea le pas de plus en plus. Il fuyait comme une bête traquée. Il lui était impossible de penser clairement. Un chaos de pensées confuses se bousculaient dans sa tête, et une peur effroyable commença à émerger de tout cela.
– Qu’arrivera-t-il si tout ce que tu as provoqué ne sert qu’à empoisonner ta propre vie ? As-tu connu la joie depuis que tu as fait germer cette aspiration au pouvoir ? Qui t’a poussé à agir de la sorte ? N’est-ce pas Jésus pour qui tu as tout fait ? Par là, ne voulais-tu pas le rendre heureux ? Tu n’as fait tout ceci que pour lui, il devait être roi, il devait avoir le pouvoir et toi, Judas, tu ne voulais pourtant que le servir !
Oui, c’était bien ainsi ! Et maintenant ? Il fallait laisser Jésus prendre une décision : pour ou … contre ! Mais il ne le laisserait pas prendre une autre décision que celle qui lui plaisait, à lui, Judas. Pour Jésus non plus il n’y avait aucun retour possible ; à présent, il lui faudrait s’exécuter. Pour sauver sa vie, il devait céder.
Judas reprit haleine, comme délivré. Cette solution devait être la bonne. Fou qu’il était de ne pas l’avoir tout de suite reconnue ! Il ne pouvait certes pas agir autrement, il devait conduire les événements jusque-là. A présent, Jésus n’avait plus qu’à consentir et l’ascension commencerait.
En rentrant à Béthanie, dans la maison où habitait Jésus, il trouva les disciples réunis et, au milieu d’eux, le Seigneur.
Jésus était assis sur une chaise, la tête penchée en arrière. Son clair visage était inondé de lumière, la lueur du foyer s’y reflétait. Un instant, Judas s’arrêta, comme fasciné. Son courage l’abandonna. Non, il ne pouvait pas parler à Jésus ! Il ne le pouvait pas !
Entendant Judas, Jésus se retourna. Il l’interrogea du regard.
– Où étais-tu, Judas ?
– 58 –
– Dans la campagne, Seigneur ; j’avais…
– Tu étais à Jérusalem, Judas ?
– Non !
Une ombre couvrit le visage paisible de Jésus. Il se retourna vers l’âtre et se tut.
Les disciples se regardèrent car Judas quitta la pièce aussitôt, sans dire un mot de plus. La soirée s’écoula dans le plus grand calme. Jésus parlait à peine et les disciples, ressentant une oppression, n’osaient élever la voix.
Judas resta encore longtemps dehors à attendre Jésus. Il espérait le voir sortir. Il voulait lui parler. Mais il attendit en vain. Jésus ne vint pas.
Cette nuit fut le prélude de l’inquiétude de Judas. Pendant des heures et des heures, il se retourna sur sa couche sans trouver le sommeil. Il voulait agir et ne le pouvait. Saisi d’une rage impuissante, il se moquait de lui-même, mais cela ne lui procurait aucun soulagement. Au fur et à mesure que le matin approchait, ses tourments augmentaient.
– Fier Judas, voici le résultat de tes efforts : il te faut maintenant t’humilier face au Maître et lui dire : « Aide-moi, Seigneur, j’ai fait une bêtise ! » Une bêtise ? Si tu veux appeler cela une bêtise, que sont alors les faiblesses des autres ? Elles ne valent pas la peine qu’on en parle ! Tu étais trop fier et tu dois reconnaître à présent que les disciples n’étaient pas tous dans l’erreur, mais uniquement toi, toi seul !
Judas soupira douloureusement. Descendre à présent du trône qu’il s’était lui-même érigé ? Reconnaître que ce n’en était pas un, que seule la prétention l’avait construit ? Supporter la honte d’être méprisé de tous : d’eux tous qui, spirituellement, lui étaient inférieurs ? Non ! Il ne pourrait supporter cela.
Mais que répondre aux hommes ? Comment les contraindre ? Il fallait qu’il réussisse ! Il le fallait ! Comment pourrait-il les calmer jusqu’à la fête pascale, lorsque tout serait décidé ?
Et s’il prenait le sceau de Jésus et le montrait aux chefs du peuple ? Ne seraient-ils pas alors obligés de le croire ? Tel un éclair, cette idée avait jailli en lui ; elle l’apaisa. Complètement exténué, Judas s’endormit enfin.
Mais le lendemain, tout avait de nouveau un autre aspect. Il craignit alors de commettre ce vol, il tremblait à l’idée d’un tel acte. Et, de nouveau, il se rassura en s’abusant lui-même :
– 59 –
– Je le fais pourtant pour le Seigneur ! Je suis la main qui agit pour Lui !
C’est dans cet état d’esprit qu’il revint le lendemain à Jérusalem. Tendus, les hommes le virent s’avancer vers eux.
– Eh bien ? demandèrent-ils.
Judas afficha son plus fier sourire. Pourtant, il avait tellement peur de la minute suivante qu’il pouvait à peine respirer.
– Vous n’avez pas voulu me croire hier, vous vous êtes montrés pitoyables ! Le Maître vous fait dire que vous ne devez écouter que moi, qu’il n’a pas de temps à vous consacrer, car des pourparlers importants sont en cours pour les jours qui viennent. Voici la preuve que mes paroles d’aujourd’hui sont aussi vraies que celles d’hier…Voici le sceau de mon Maître : il me l’a donné pour vous convaincre.
Judas présenta le sceau aux hommes.
Ils ne dirent mot. Tous regardaient le sceau dans la main de judas. Aucun ne le toucha. Les hommes étaient convaincus, la vue du sceau leur donnait la certitude. Leur silence était de la dévotion.
Mais Judas prit à nouveau cela pour de la méfiance. La main qui tenait le sceau commença à trembler légèrement, puis de plus en plus fort. Le visage de judas devint gris et blême. Les hommes relevèrent la tête. Leurs yeux, à l’instant pieusement baissés, d’abord surpris puis déconcertés, fixèrent le traître, et lentement ils comprirent. Une lueur menaçante s’alluma dans les yeux du chef. Le sceau tomba à terre avec bruit. Tous prirent peur. Le charme était rompu.
– Traître !
Personne ne sut qui avait prononcé ce mot. Soudain, ils empoignèrent judas et l’assommèrent à coups de poing. Ils cessèrent dès qu’il se mit à crier. Reconnaissant son erreur, Judas risqua sa dernière chance.
– Arrêtez, êtes-vous devenus fous ? Venez, venez avec moi voir Jésus, si vous osez encore l’affronter après m’avoir traité de cette façon ! Vous avez vu son sceau et vous ne me croyez pas ! A présent, c’est moi qui exige que vous m’accompagniez, car je renonce à négocier plus longtemps avec vous. Étes-vous subitement devenus lâches, cherchez-vous des subterfuges pour vouloir ainsi attenter à ma personne ? Vous êtes libres. Renoncez à vos projets ! Oui, renoncez-y enfin !
Remplis de confusion, les hommes se regardaient, osant à peine interrompre Judas qui écumait de colère. Il avait vaincu. Ils croyaient de nouveau en lui !
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Timidement, à voix basse, ils le prièrent de tout oublier, ils ne voulaient pas rencontrer Jésus ; par contre, ils voulaient lui obéir ! Mais il devait aussi comprendre qu’il leur fallait voir clair ; tant de choses étaient en jeu ! Ces mots furent prononcés en bégayant par des hommes complètement désemparés.
Magnanime, Judas leur pardonna enfin et, plus fier que jamais, il quitta la pièce basse. Jamais encore une telle satisfaction ne l’avait empli qu’en ce jour où il prit le chemin du retour comme le fait un vainqueur après une rude bataille.
➙ Ce n’est qu’en arrivant à Béthanie que son entrain l’abandonna. De nouveau, une peur terrible de Jésus l’envahit. Il aurait tout donné pour ne pas avoir à se trouver face à lui. Dans sa main fermée, le sceau brûlait comme du feu, et pourtant il craignait de le perdre. Si seulement il pouvait le remettre à sa place sans être vu !
Il entra craintivement dans la chambre de son Maître. Elle était vide et Judas remit le sceau à sa place.
Ce soir là, Jésus était à nouveau seul avec un petit nombre de disciples. Des rayons de Lumière vinrent une fois encore lui donner des forces. De nouveau, les disciples émus jusqu’au fond de l’âme tombèrent à genoux devant Jésus. Ils reconnaissaient la puissance immense qui entourait l’Envoyé de Dieu et croyaient fermement que jamais main d’homme ne pourrait lui faire de mal. Jésus était à présent si réconforté qu’il devint même plus joyeux que lors des jours et semaines passés.
Le désir de Judas se réalisa. Jésus ne s’occupait plus de lui, ne semblait plus le voir. Toutefois, il ne se doutait guère que Jésus ne l’avait jamais observé aussi attentivement qu’en ce moment et que son inattention apparente ne calmait que lui, Judas.
Jésus avait en effet renoncé à regarder Judas ; la vue de ce disciple lui faisait mal et il ressentait sa présence comme une oppression, même lorsque Judas était assis dissimulé dans un coin de la salle. Sa présence semblait également accabler les disciples. Ils se taisaient de façon notoire dès que Judas entrait dans la pièce où ils étaient réunis.
Ainsi passèrent les jours qui les séparaient de la fête pascale choisie par Jésus pour faire son entrée à Jérusalem. Il ne se rendait pas compte que les habitants avaient décoré les rues de la ville en son honneur. Tous voulaient fêter sa venue comme celle d’un roi.
➙ Pendant ce temps, Marc et Joseph d’Arimathie se rendaient à bride abattue vers Jérusalem. Arrêts et retards s’étaient multipliés. Partout surgissaient des obstacles : qu’il s’agisse de mauvais temps inondant les routes, les forçant à des détours, ou de la révolte qui avait déjà éclaté dans des villages, obligeant leur escorte à se frayer un passage, les armes à la main.
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Joseph d’Arimathie vit les soldats romains faire usage de leurs glaives. Les coups s’abattirent en sifflant sur la foule en fureur et beaucoup s’affaissèrent ensanglantés. Il frémit et ferma les yeux.
C’étaient ses frères qui tombaient sous les coups des Romains. Il serra les dents, parce que tout en lui se révoltait contre la brutalité ; il n’avait pourtant pas le droit de se prononcer. Ces gens n’étaient-ils pas de pauvres égarés qui, là-bas, luttaient pour leur liberté !
– Judas ! Proféra-t-il entre ses dents serrées, qu’as-tu fait ?
Marc resta muet pendant tout le trajet. Mais en face de ces obstacles continuels, il s’emporta. A un moment, il se leva même et descendit de la voiture. La foule l’accueillit par des huées. Marc essaya de calmer les hommes en délire, alors ils s’élancèrent en avant pour s’attaquer à sa personne. Les soldats intervinrent et foncèrent dans la foule avec leurs chevaux. Les hommes se sauvèrent en criant. Puis on continua… jusqu’au prochain obstacle.
➙ Jésus se rendit à Jérusalem avec ses disciples. Bien avant la ville, les gens en habit de fête attendaient ; ils voulaient le voir. Toutes les rues de la ville étaient bondées. Les hommes en rangs serrés étaient tous rayonnants et pleins d’une joyeuse attente. Le cortège n’approchait que lentement. Lorsque Jésus eut atteint l’enceinte de la ville, on lui amena un mulet. Désagréablement surpris par l’effervescence des hommes autour de lui, il voulait refuser l’animal. Mais Pierre lui dit à voix basse :
– Ce sera plus facile pour toi, car tous les hommes sont réunis pour te voir. Le cortège peut durer des heures encore et tu te fatiguerais trop ; Seigneur, accepte l’animal !
Alors Jésus céda.
La joie du peuple était débordante et augmentait à mesure que Jésus pénétrait dans la ville. Que criait donc le peuple ?
– Hosanna au Fils de David ! Hosanna à Celui qui vient au nom du Seigneur ! Hosanna à notre Roi !
Jésus crut avoir mal entendu. Criaient-ils vraiment « Hosanna au Roi des juifs ? »
Il interrogea du regard les disciples qui le suivaient. Judas était parmi eux. Cette fois-ci, il marchait immédiatement derrière lui. Quel air il avait !
N’avançait-il pas bouffi d’orgueil ? Jésus devint inquiet. Il avait été placé au cœur d’un événement sans qu’il le sût.
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Cette réception avait été sciemment préparée, car personne, excepté ses disciples, n’était informé du moment où il arriverait à Jérusalem. Judas n’avait-il pas l’air d’en être l’auteur ? Le visage des autres disciples un peu déconcertés, n’exprimait-il pas de l’étonnement au sujet de cet accueil ? Certes, ils s’attendaient tous à ce que le peuple accourût à leur entrée, mais ils n’avaient jamais rien vu de pareil. Cela n’aurait pu se produire sans une minutieuse préparation.
Une légère rougeur de mécontentement monta au visage de Jésus. Cette réception exagérée le contraignait à se tenir tranquille. Sa nature se cabrait devant ce fait. Judas croyait-il vraiment pouvoir lui prouver ainsi son dévouement ?
Enfin, tout se termina. Le cortège s’arrêta devant le Temple. Jésus put descendre de son mulet et pénétrer dans l’édifice, suivi d’une foule qui s’étendait à perte de vue.
Jamais le tumulte des marchands et des changeurs n’avait été pire qu’au moment où ils pénétrèrent sur le parvis. De nouveau, Jésus eut la nausée. Il s’arrêta et, en un instant, les disciples l’entourèrent. Jésus leva le bras et demanda le silence. Bientôt ce fut le calme le plus complet.
– Cette maison est-elle la Maison de Dieu ou bien un champ de foire ? Dehors ces marchands, eux qui profanent la sainteté du Temple !
Un silence de mort se fit.
Jésus ordonna à ses disciples de débarrasser le parvis de tous ceux qui venaient y faire des affaires. Et bon nombre de personnes leur prêtèrent main forte. Celui qui ne voulut pas partir de plein gré, fut contraint de le faire.
En peu de temps, le parvis fut dégagé. Pour la première fois depuis des années, le peuple put le franchir librement, car les boutiques des marchands ne laissaient sur le vaste parvis que d’étroites ruelles permettant à peine le passage.
Ce n’est que lorsque le parvis pouvant contenir une foule innombrable fut de nouveau libre que les hommes se rendirent compte à quel point ce commerce était honteux. Ils approuvaient à haute voix l’intervention de Jésus.
– En effet, il est digne d’être souverain. Il rend toute sa pureté à la Maison de notre Dieu !
Jésus pénétra dans la partie centrale du Temple qui était ce jour-là désert et abandonné. Aucun des prêtres n’était visible. Craignant le peuple, tous se dérobaient à sa vue.
Tranquillement, Jésus s’avança vers la chaire du grand-prêtre et s’y assit. Les disciples prirent place sur les marches conduisant au siège en forme de trône. Le silence régnait dans la grande salle. Malgré ses vastes dimensions, les hommes s’y tenaient, étroitement serrés les uns contre les autres.
– 63 –
Lorsque le haut portail se ferma derrière les derniers auditeurs, Jésus se leva de son siège.
– Hommes et femmes, vous qui êtes venus des campagnes à Jérusalem pour célébrer la Pâque, recevez mes paroles qui ne vous seront données qu’une fois.
Vous m’avez préparé une réception que vous auriez pu offrir à un souverain terrestre, mais non à moi. Sachez que je ne serai jamais roi sur cette Terre ! Mon royaume n’est pas de ce monde !
Claires et distinctes, ces paroles résonnèrent au-dessus de la foule et déclenchèrent des clameurs parmi les assistants. Ils s’écrièrent de nouveau :
– Hosanna au roi des Juifs !
Alors Jésus ordonna une fois encore le silence et sa voix résonna une seconde fois à travers la salle :
– Mais je veux être pour vous un roi qui vous donne quelque chose de plus élevé que ne le pourrait un souverain terrestre. Je veux être un prince de la paix sur cette Terre ; je veux gouverner et conduire le peuple juif pour qu’il grandisse dans la liberté et la splendeur. Je veux indiquer le chemin à tous ceux qui viennent à moi, auraient-ils même aujourd’hui l’apparence de vos ennemis. Mon royaume sera plus grand que cette Terre et plus vaste que tous les royaumes connus jusqu’alors.
La foule avait écouté en retenant son souffle. Elle ne saisissait pas la différence et croyait que Jésus avait choisi ces mots par habileté, pour cacher à l’ennemi ses intentions. Des cris d’allégresse jaillirent et firent vibrer le Temple.
Mais quelqu’un, debout près du trône, avait pâli. Il faillit s’évanouir en entendant les premières paroles de Jésus. L’espace d’un instant, le glaive de la justice se trouva suspendu au-dessus de Judas qui craignit qu’il ne le frappât.
Il comprenait les paroles de Jésus dans leur vrai sens. C’étaient bien les mêmes qu’il avait si souvent dites aux disciples et à lui-même. Et c’est ainsi que s’évanouit l’espoir qu’il avait nourri. Un Jésus ne déclarait pas publiquement : « Je ne serai jamais un souverain terrestre » s’il n’avait pas l’intention d’observer cette déclaration qui avait résonné comme un serment.
Tandis que Jésus parlait du futur royaume céleste sur Terre, qu’il annonçait également aux hommes de Jérusalem le message de la Lumière éternellement immuable, Judas ne se posait qu’une question :
« Comment puis-je échapper aux conséquences de mon acte ? »
Toute sa suffisance avait disparu, effacée par les paroles de Jésus. Malheur à lui, Judas, si, malgré tout, les chefs allaient trouver Jésus pour lui rendre des comptes ! Non, il lui fallait agir immédiatement avant que ce ne soit trop tard pour lui.
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Une rage impuissante s’empara du traître. Voilà l’aboutissement, le résultat de ses efforts indicibles ! Plus jamais il ne se ferait remarquer, plus jamais il n’apporterait à tous les disciples la preuve de son génie. Il lui fallait faire disparaître tout ce qui l’avait rendu si fier. Renoncer à tout ce dont il avait rêvé !
Judas grinça des dents. Il en perdait presque la maîtrise de soi si péniblement acquise. Avec quel air se tenaient-ils là, eux qui ne se doutaient nullement de sa déception. Il les haïssait à cause de la paix qui se lisait si clairement sur leurs visages. Avec quelle satisfaction ne parleraient-ils pas de son échec, lorsqu’ils se croiraient seuls !
Non, jamais cela ne se produirait ! aujourd’hui même, il voulait effacer tout ce qu’il avait fait : il s’humilierait devant les hommes qui, hier, après des efforts indicibles, l’avaient enfin reconnu. Il était prêt à tout entreprendre plutôt que de passer pour un misérable auprès des disciples.
Que lui importaient ces hommes ? Ils le connaissaient à peine. Mais les disciples ne devaient pas s’élever au-dessus de lui, car il leur était tout de même supérieur. Lui, Judas, ne pourrait jamais s’incliner devant eux. Ils étaient tous au courant de son grand savoir.
Il n’avait pas eu de chance. La perspective de porter la couronne s’était envolée. Le peuple ne voulait que Jésus. Jésus aurait pu tout obtenir, mais il dédaignait de le faire, cet insensé !
La rage de la déception monta de nouveau en Judas. Il lui était difficile de se maîtriser. Il attendait impatiemment le moment de parler aux chefs de la révolte. Ils se trouvaient certainement dans la foule et iraient voir Jésus. Ils avaient dû reconnaître clairement dans ses paroles qu’il ne pensait pas à lutter pour le pouvoir. Tous leurs efforts devenaient ainsi inutiles. Mais ils exigeraient un salaire que Judas ne pouvait payer.
Il regarda Jésus qui parlait toujours aux hommes. Fascinée, l’immense foule écoutait Sa Parole. Le visage du Fils de Dieu rayonnait de clarté. Que disait-il ? Sur quoi insistait-il toujours ? Judas commença à se demander si Jésus n’était pas au courant de tout, car il ne parlait que de paix.
– Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent.
Était-ce la réponse que Jésus lui donnait, à lui Judas, qui avait incité les hommes à la dissension ? C’était la seule explication possible. Judas scruta le visage des hommes les plus proches de lui. Ils étaient tous inondés de bonté et de douceur. Aucune ardeur belliqueuse ne les enflammait plus ! Ils s’étaient tous amendés, ces hommes, grâce à quelques paroles de Jésus. Épouvanté, Judas reconnut l’immense pouvoir que Jésus avait sur eux.
Enfin, pour Judas, le discours fut terminé. Mais les hommes voulaient en entendre toujours davantage, ils étaient fascinés. Une nostalgie s’était réveillée en leur cœur, la nostalgie de la paix de Dieu que l’étranger, là-haut, par des paroles merveilleuses, avait déposée en leurs âmes.
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Jamais allocution n’avait autant touché les hommes. Jamais Jésus n’avait ressenti en lui un aussi profond amour. N’étaient-ils pas tous dignes de sa miséricorde ? N’avaient-ils pas l’air d’enfants malades de nostalgie, qui auraient perdu, oublié, à force de jeux et de frivolités, le chemin du retour au pays natal ? Il voulait leur donner encore bien davantage pour qu’ils puissent le retrouver.
C’est alors qu’à ses pieds le silence se rompit. Les hommes relevèrent la tête que, dans leur honte et leur regret, ils avaient tenu baissée. Avec un amour infini, Jésus regarda ces visages levés vers lui et un frémissement de bonheur, tel qu’ils n’en avaient jamais encore éprouvé, parcouru tous ceux que toucha ce regard.
Un large passage s’ouvrit dans la foule par lequel Jésus s’avança, suivi de ses douze disciples. Puis, à leur tour, les auditeurs quittèrent le Temple.
– Où allons-nous loger, Seigneur ? demanda Jean.
– Je retourne à Béthanie ! Là je trouverai la tranquillité !
Les disciples se joignirent à lui. Mais, après avoir quitté Jérusalem, ils s’aperçurent que Judas n’était pas avec eux.
Personne n’y fit allusion. Ils espéraient tous que Jésus ne s’en apercevrait pas. Mais, arrivé à Béthanie, et bien qu’il ne se fût pas retourné une seule fois, Jésus dit :
– Judas restera cette nuit à Jérusalem. Jamais plus il ne dormira sous le même toit que nous !
– Seigneur, dit Jean effrayé, que signifie cela ?
– Ne t’inquiète pas, Jean ! Je n’ai pas dit que je l’avais exclu !
Et les disciples, croyant qu’une affaire particulière et connue de Jésus empêchait Judas de venir à Béthanie, retrouvèrent leur tranquillité.
➙ Entre-temps, Judas avait rencontré à Jérusalem les chefs de l’insurrection. Il essaya d’abord de tout présenter comme étant un nouvel ordre de Jésus. Le moment n’était pas propice pour une révolution, Jésus avait ordonné que tout reste calme.
Mais les hommes ne souscrirent plus aux paroles de Judas, ni ne se laissèrent leurrer davantage. Leur attitude devint menaçante. Et, de nouveau, ils en seraient venus aux mains si Judas n’avait pas lamentablement imploré grâce. Puis il raconta aux hommes qui l’écoutaient surpris que Jésus ignorait tout de cette affaire, que lui seul avait tout organisé, mais uniquement pour Jésus. Ils devaient comprendre que seul celui qu’ils aimaient avait droit à sa sollicitude.
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Les hommes étaient comme pétrifiés. C’étaient d’honnêtes combattants déterminés à mener à bonne fin, avec une indomptable énergie, la lutte pour la liberté de la Judée. Mais ce que faisait cet homme n’était que mensonge et trahison. Ces gens simples du peuple étaient épouvantés devant tant de ruse et de perfidie. Cet homme vivait dans l’entourage de Jésus et avait engagé tout cela pour s’assurer le pouvoir. Il avait trompé, menti et même volé à cet effet ! Ils ne pouvaient s’expliquer cela.
Si cet homme, qui vivait constamment près de Jésus était ainsi, comment étaient donc les autres ? Que de choses redoutant la lumière ne pouvaient-elles aussi se cacher sous le masque paisible de ce prophète ?
Une juste colère gagna les hommes. Mais ils ne se laissèrent plus emporter au point de se jeter sur Judas, ils se maîtrisèrent, car ils éprouvaient un vague dégoût à frapper cet homme qui implorait son pardon comme un chien gémissant.
– Sors, Judas, nous voulons délibérer de ce que nous allons faire.
– Vous pouvez tout faire, sauf une chose : aller voir Jésus ! Je ne supporterais pas de le voir déçu par moi. Faites de moi ce que vous voulez, je ne retournerai plus auprès de Jésus si vous l’exigez, mais jamais il ne doit savoir ce que j’ai fait.
– Que tu es pitoyable, Judas ! Tais-toi, nous ne pouvons t’écouter davantage. Nous te donnons trois jours de délai pendant lesquels tu réfléchiras à la façon dont tu le diras à Jésus. Nous ne te laissons aucune autre alternative. Crois-tu qu’il soit facile pour nous à présent de détourner le peuple de ses projets ? Il réclame ce qui lui revient de droit, ce que, sur ton conseil, nous lui avons fait miroiter de façon si séduisante. Il veut la liberté ! Nous l’y avons poussé et à présent devrions-nous endiguer à nouveau tout ce mouvement ? Ce n’est plus possible ! Nous parlerons à Jésus. Il lui faut maintenant se prononcer, car les hommes ne veulent pas d’un Judas Ischariot, ils veulent élire Jésus comme souverain !
– Mais n’avez-vous pas entendu aujourd’hui au Temple, Jésus parler en faveur de la paix ?
– La foule l’a compris autrement. Elle pensait que ce serait pour plus tard, après le combat.
Alors Judas partit.
➙ Il errait sans repos à travers la ville. Des pensées de violence le dominaient. Mais bientôt il se lassa. Effectivement, tout était inutile, pas la moindre issue ! Trois jours encore et Jésus le saurait et l’apprendrait aux disciples ! Judas était désespéré. Bien que tout soit confus en lui, il cherchait malgré tout une solution. De nouveau cette rage funeste s’empara de lui et, cette fois, elle concernait Jésus.
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Il en était enfin arrivé à rendre Jésus responsable de son malheur. C’était Jésus qui l’avait poussé, Jésus qui l’avait rendu mauvais, Jésus qui lui ravissait sa tranquillité !
Or, pourquoi ne devait-il pas apprendre ce qu’il avait fait ? A vrai dire, pourquoi pas ? Qu’il l’apprenne donc, alors c’en serait fini de cet éternel tourment. Mais … si Jésus était le Fils de Dieu, ne devait-il pas comprendre, savoir qu’il n’avait agi qu’avec la meilleure intention ? Judas s’égarait de plus en plus. Il était au bord de la folie.
Subitement, une idée lui vint ; il la retint immédiatement et s’y cramponna comme à une bouée de sauvetage, pour ensuite l’abandonner à nouveau. Il jouait avec elle, car elle lui offrait le moyen de rester inconnu.
– Judas, tu ne peux vouloir cela, ce n’est pas vrai, tu ne peux faire une chose pareille ! Ressaisis-toi, Judas, tu t’égares ! Ainsi l’exhortait sa voix intérieure.
Judas s’arrêta brusquement dans sa marche fébrile. Il serra les poings, ses traits se crispèrent convulsivement.
– Il le faut, il le faut ! Je n’ai pas le choix ! Je ne veux pas me trouver devant eux pour qu’ils me méprisent ! Et c’est aussi mon devoir, oui, c’est… mon devoir ! Tout comme le malin, n’exerce-t-il pas un pouvoir sur les hommes ?
Des paroles hachées franchissaient ses lèvres. Il titubait comme un homme ivre. Il s’affaissa quelque part dans un coin et passa la nuit dans une morne inconscience. A l’aube, il se leva et retourna à Béthanie. Sa tête lui semblait vide, il n’éprouvait aucune émotion et c’est machinalement qu’il prit la route pour Béthanie.
Les disciples prirent peur en le voyant mais n’osèrent faire aucune remarque. Jésus était parti et n’avait emmené que Jean qui maintenant restait toujours près de lui.
Judas se réjouissait de ne pas avoir à le rencontrer, pourtant tout dépendait de cette entrevue. Il voulait s’assurer que Jésus était bien le Fils de Dieu et agir en conséquence.
Si cet homme nous a tous trompés, alors il est coupable et je lui demanderai des comptes. Ne m’a-t-il pas avili, rabaissé, par sa présence ? Les autres ne sont-ils pas aussi en danger ? Les anciens prophètes ne nous ont-ils pas avertis de prendre garde au serpent ? Sa perpétuelle bonté n’en a-t-elle pas la ruse par laquelle il nous trompe ? En somme, le connaissons-nous, ainsi que ses projets, son but ?
Ne fréquente-t-il pas les maisons des Romains, lui, le Juif, comme s’ils étaient ses égaux ? N’a-t-il pas commerce avec les publicains, créatures méprisées de ce pays ?
Quels sont ses desseins ? Ne dit-il pas lui-même que son Royaume serait plus grand que tous les royaumes de la Terre ? Veut-il dominer le monde et n’emprunte-t-il pas d’autres chemins que, dans notre bonne foi, nous ne pouvons comprendre ?
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Jésus de Nazareth ! Je t’arracherai ton masque et montrerai au monde que je suis tout de même encore bon à quelque chose !
Mais si, malgré tout, il est le Fils de Dieu ? Comment le prouveras-tu ? J’en apporterai la preuve ! Tu dois montrer que tu l’es. Car tous les miracles que tu as réalisés jusqu’à ce jour, le malin, grâce à son pouvoir ténébreux, le peut également. Toi, en tant que Fils de Dieu, tu dois montrer autre chose pour que je te croie.
Mais, lorsque Jésus revint avec Jean, son visage était si rayonnant que Judas oublia tout. Cependant, il était incapable de contempler son visage, il devait baisser les yeux. Jésus ne fit aucune allusion à son absence de la nuit et Judas se tut également comme si rien ne s’était passé.
Le même jour, avec les disciples il suivit Jésus jusqu’à Jérusalem, car celui-ci voulait parler une nouvelle fois dans le Temple.
Le parvis était vide cette fois. Les marchands avaient peur et avaient dressé leurs boutiques dans les rues qui conduisaient au Temple. Mais la grande salle était comble. On conduisit immédiatement Jésus à la place du grand-prêtre. Les serviteurs du Temple se chargèrent de lui frayer un passage. Jésus s’en étonna. Il soupçonna un coup monté par les pharisiens et les scribes.
Mais pas plus que la veille, son discours ne fut troublé ; les hommes écoutèrent sa Parole et furent heureux.
Puis Judas disparut de nouveau. Les disciples n’en soufflèrent mot à Jésus, car ils avaient vu une ombre voiler son front lorsqu’il avait remarqué l’absence de son disciple.
Mais, cette fois, Judas n’alla pas loin. A proximité du Temple, il fit demi-tour et chercha une entrée latérale afin de s’y glisser sans être vu.
Le prêtre qui le reçut cacha adroitement sa surprise. Il était curieux de savoir ce que ce disciple attendait de lui.
Mais Judas demanda à parler à Eli, le grand prêtre.
Alors le prêtre dressa davantage l’oreille ; il quitta le disciple. Judas dut attendre longtemps et des voix s’élevèrent en lui :
– Retourne sur tes pas, va-t-en avant qu’il ne revienne et que tu puisses parler ! Mais, comme enraciné, il restait là, attendant la réponse que le prêtre lui apporterait.
Une atmosphère étouffante régnait dans la pièce où Judas était assis. La sueur ruisselait de son front. Avec une précision méticuleuse, chaque objet se gravait dans sa tête. Jamais plus Judas n’oublierait cette pièce.
Puis le rideau s’écarta et le prêtre entra.
– 69 –
– Le grand prêtre ne veut pas te recevoir à moins que tu n’apportes une nouvelle importante qui nous soit favorable.
Le prêtre l’épiait sournoisement. Judas entendant sa propre voix comme celle d’un étranger, répliqua :
– Dis au prêtre que je viens au sujet de Jésus de Nazareth.
Le prêtre lui saisit le bras et l’emmena dans la pièce où se tenait le grand prêtre. Le prince de l’Église était assis, paré de tout le faste de sa dignité. Mais Judas n’en fut aucunement impressionné. Il exigea de rester seul avec lui.
On accéda à son désir.
– Eh bien, que voulais-tu me dire ? Questionna le prêtre lorsqu’ils furent seuls.
– Je veux te livrer celui qui mérite votre haine.
Le grand prêtre ne leva pas les yeux. Son visage resta impassible, il joignit les mains et se tut.
– Jésus de Nazareth n’est pas celui qu’il prétend être, c’est pourquoi je veux vous le remettre.
Cette fois encore, le grand prêtre ne dit rien.
Judas attaqua de nouveau :
– Il dit qu’il est le Fils de Dieu !
– Oui, dit le grand prêtre Caïphe. Où veux-tu en venir ?
Judas le dévisagea, son étonnement était sans bornes. Il s’était imaginé que les prêtres exulteraient lorsqu’il leur livrerait Jésus. Au lieu de cela, cette froideur hautaine ! Il était déçu et allait se préparer à partir, lorsque Caïphe dit :
– Pourquoi veux-tu déjà t’en aller, Judas Ischariot ? Il faut que tu en dises davantage !
– 70 –
– Non, dit Judas, je ne le veux pas car je vois que vous êtes incapables de le vaincre.
Caïphe regarda Judas avec un sourire glacial, puis dit poliment :
– Nous savons que ce n’est vraiment pas facile, voire impossible. Tu ne peux donc pas nous en vouloir si nous sommes réticents en ce moment. Mais pourquoi, toi, son disciple, viens-tu le trahir ? Ce Jésus t’a-t-il si mal traité que ton amour se soit ainsi changé en haine ? Comment croire que ton accusation soit sérieuse, car tu pourrais tout aussi bien venir pour nous duper ?
– Caïphe, je vais te dire pourquoi je hais Jésus de Nazareth, répondit Judas. Et, à nouveau, sa propre voix lui sembla étrangère.
– Je me suis perdu pour lui, pour lui j’ai lutté et maintenant il veut se défaire de moi comme d’un serviteur inutile !
Caïphe devint grave. Il n’interrompit plus Judas qui, à présent donnait libre cours à sa rage, à sa grande déception et criait sa haine. Il se démenait avec fureur devant le grand prêtre.
Mais lorsque Judas eut fini de parler, il n’avait toujours pas dit ce que Caïphe espérait tant entendre. C’était là l’indignation d’un homme et rien de plus. N’étaient-ils pas tous révoltés contre ce Jésus ? Ne devaient-ils pas constater comment, lentement mais sûrement, il leur arrachait le pouvoir des mains ? Un homme comme Jésus Christ était trop intelligent pour se laisser tendre aussi facilement des pièges. Il était également devenu trop puissant. Tout cela ne servait à rien, car il avait des amis parmi les Romains pour le protéger.
Lorsque Judas constata que le grand-prêtre ne manifestait aucune joie et restait au contraire impassible, il perdit toute maîtrise de soi.
– N’est-ce donc rien ce que je viens de te dire pour que tu restes aussi calme ? N’est-ce rien que cet homme m’ait perdu ? Or, je vais te dire aussi le reste et on verra si tu es encore capable de garder ton sang-froid ; Jésus de Nazareth ne trahit pas seulement Israël, il trahit aussi Rome ! Il veut porter la couronne, il veut exercer le pouvoir contre Rome ! En voici la preuve : c’était moi qui, selon ses ordres, devais préparer le soulèvement des Juifs et le remplacer auprès des chefs du peuple.
A Pâque, tout devait éclater contre Rome, contre les ennemis qui nous asservissent. Mais il s’est ravisé à la dernière minute. Il ne veut pas faire de Rome son ennemie, le temps ne lui semble pas encore venu. Et maintenant, je dois me rétracter, supplier les chefs d’étouffer la révolte.
Je l’ai fait, je me suis abaissé devant ces hommes et je dus, une fois encore, protéger son nom. Il me faut à présent le protéger de Rome, répondre de lui sur ma tête. Ce fut donc à moi de diriger les pourparlers, c’est moi que les hommes du peuple connaissent et maudissent. Moi… moi… toute la faute retombera sur moi, car lui est couvert !
Caïphe sursauta. Son agitation atteignit son paroxysme. Judas le remarqua avec satisfaction et respira, soulagé, car il voyait enfin ses paroles couronnées de succès.
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– Quand veux-tu nous aider, Judas ? Tu dois fixer l’heure à laquelle nous sommes sûrs de pouvoir nous saisir de lui.
– Je le remettrai entre vos mains au moment favorable. Après demain, je viendrai dans la soirée vous révéler où il demeure. Pendant le jour, le peuple ne vous laisserait pas intervenir. Il se révolterait contre vous mais, durant la nuit, c’est faisable, car personne ne s’en apercevra.
Caïphe s’approcha de Judas :
– Nous avons confiance en ton habileté, Judas Ischariot. Nous t’attendons. Tu ne le regretteras jamais. Nous te prouverons que nous saurons récompenser ton aide !
Alors Judas s’en alla.
➙ Or, le lendemain, Jésus avait fait préparer un repas pour les disciples. Comme chaque année, ils voulaient manger en commun l’agneau pascal.
Judas l’apprit à son retour à Béthanie et il s’en effraya. Il devait passer encore toute une soirée en présence de celui qu’à présent il haïssait. Cela lui sembla intolérable.
Il rassembla toutes ses forces pour ne pas se faire remarquer des disciples.
Mais ce soir-là, Jésus était ému, presque triste. Il savait que c’était son dernier repas au milieu de ses disciples. Tous étaient assis à une longue table et, emplis d’attente, regardaient Jésus qui allait prononcer les paroles devant bénir le repas du soir.
– Prenez et mangez…
Ils regardèrent dans la direction d’où venaient ces paroles. Judas les avait dites à mi-voix en souvenir des jours passés où Jésus les avait prononcées.
Mais Jésus n’y prêta pas attention. Son visage était devenu plus grave, puis il dit :
– Père, je Te remercie d’être à tout moment près de moi. Bénis ce repas, le dernier que je prends en paix.
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Bénis ce pain que, tout comme mon corps, j’offre à mes disciples, comme je me suis offert à tous ceux qui avaient faim de pain céleste.
Bénis ce vin, qu’il devienne pour le monde le symbole de mon sang qui sera versé pour rendre possible la rémission des péchés.
Prenez de ce pain, mes disciples et, ce faisant, pensez à moi chaque fois que, lors du repas, vous le prendrez en mon nom. Je suis le pain vivant de la Terre qui jamais ne fera défaut si un homme en demande.
Et prenez ce vin en souvenir de moi. Il est mon sang qui maintenant arrosera la Terre pour qu’à nouveau elle reçoive force de vie. Mon sang, l’Esprit vivant de mon Père, coulera sur cette Terre et vous lavera de tous vos péchés si vous vivez ainsi que je vous l’ai dit, car il est donné pour la Parole. Ce courant de vie jamais ne tarira si vous, les hommes, ne l’arrêtez de force par votre vouloir ténébreux.
Puis Jésus rompit le pain, l’offrit à ses disciples et leva la coupe à laquelle tous burent.
Jean était assis à sa droite, Pierre à sa gauche ; Jésus leur dit :
– Pourquoi êtes-vous tristes ? Écoutez, un autre viendra après moi qui pourra donner à la Terre plus de choses visibles que je n’ai pu le faire. Il renouvellera les mondes et son pied fera épanouir votre Terre en une beauté insoupçonnée. D’en haut il dirigera et regardera la Terre, et tout ce qui à présent est imparfait, sera parfait. Il construira une tour qui atteindra le trône de Dieu et vous rendra de nouveau la joie. Ne pleurez pas car je suis seulement venu vous dire qu’Il viendra, pour que vous ne perdiez pas courage.
– Seigneur, tu veux nous quitter ? s’écria Jean, et tous les disciples le regardèrent.
Et Jésus répondit, tandis que son regard enveloppait les disciples et se posait longuement sur chacun d’eux :
– L’un de vous me trahira !
Un profond silence emplit la pièce jusqu’à ce que l’un d’eux osât demander :
– Seigneur, est-ce moi ?
Jésus regarda devant lui et ne répondit pas. Alors Judas se leva et sortit.
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Il se rendit à Jérusalem chez Caïphe.
Caïphe donna de l’argent à Judas… et lui demanda :
– Es-tu content de ton salaire ?
Judas ne répondit pas. Chancelant, il s’enfonça dans la nuit.
➙ Après le repas, dans la nuit calme, Jésus se rendit à Gethsémani avec les disciples. Ils entrèrent dans le vaste jardin. Alors Jésus dit :
– Demeurez en arrière, je veux aller plus avant dans le jardin pour prier. Mais vous, Jean, Jacques et André, restez près de moi.
Pierre demanda :
– Pourquoi ne veux-tu pas me laisser à tes côtés ? N’en suis-je pas digne ?
Jésus le regarda avec tristesse.
– Sache qu’à cette heure, seuls ceux qui ont la foi peuvent rester près de moi, Pierre ! Et sache que tu oscilleras comme un roseau dans le vent, car avant que le coq n’ait chanté trois fois tu m’auras renié trois fois !
– Seigneur, affirma Pierre comment peux-tu avoir une telle pensée ? Jamais je ne te renierai, toi, mon Maître !
Jésus secoua la tête.
– Je te pardonne dès maintenant, Pierre.
Et il partit avec les trois disciples. Puis Jésus s’arrêta de nouveau et leur dit :
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– Restez ici… et veillez !
Il continua seul jusqu’à ce qu’il ne sentît plus la présence des hommes. Alors il se laissa tomber sur une pierre et se reposa. Et Jésus pria Dieu.
A présent, il savait tout ! Tout ce qui l’attendait ! Le bandeau était tombé. Il soutint un combat d’ordre physique, se débarrassa en cette heure de ce qui l’unissait si intimement à son corps. La résistance fut si grande qu’il éprouva douloureusement en lui les Lois de son Père. Il devait ressentir en sa personne combien toute atteinte à la vie fait souffrir l’âme et la paralyse pour longtemps.
D’avance, Jésus vécut son assassinat et le subit jusqu’à ce qu’il eût surmonté cette épreuve. Pour Jésus, violer les Lois divines était plus dur à supporter que pour un être humain. Sans cette heure passée à Gethsémani, les hommes auraient vu souffrir Jésus avec une telle intensité qu’ils n’auraient pu voir la fin de son agonie. Sans cette préparation, Jésus aurait pu difficilement se libérer des douleurs physiques, car il était divin.
Et Dieu épargna à son Fils d’avoir à exposer sa souffrance devant les hommes. Il lui envoya des aides qui l’assistèrent et le consolèrent. Un ange descendit et donna de nouvelles forces à celui qui luttait.
Lorsque tout fut passé, Jésus se releva et revint vers ses disciples. Il était transfiguré. Or, il les trouva endormis. Alors il les réveilla et leur dit :
– Ne pouviez-vous veiller une heure comme je vous l’avais demandé ? Venez, le moment est arrivé !
Ils quittèrent le jardin de Gethsémani et, à l’entrée, trouvèrent les autres disciples, également endormis.
Alors Jésus ne dit mot et partit devant, tandis que Jean réveillait les autres pour qu’ils les suivent.
Un bruit de pas se fit entendre au loin, il se rapprocha et, peu après, des hommes armés de glaives surgirent de l’obscurité. A leur tête marchait un homme qui se tenait péniblement debout… Judas.
Arrivé à côté de Jésus, il s’avança et dit en s’approchant tout près de lui et en l’embrassant sur la joue :
– Je te salue, Maître !
C’était là le signe pour les soldats. Ils saisirent Jésus et le ligotèrent. Pierre voulut intervenir. Les autres disciples n’avaient toujours pas compris de quoi il s’agissait. Et Jésus dit à Pierre :
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– Laisse-les faire ce qu’on leur a ordonné, Pierre !
Et Jésus suivit les soldats de son plein gré.
La colonne passa à côté d’une femme qui se tenait sur le bord de la route et voulait s’approcher de Jésus …c’était Marie. Elle vit Jean et Jean la vit. Il se souvint des paroles que Jésus lui avait dites il y avait bien longtemps. C’est pourquoi Jean s’occupa de Marie ; il l’accompagna chez elle.
Ainsi qu’ils en avaient reçu l’ordre, les soldats conduisirent Jésus devant la maison du grand-prêtre Caïphe. Caïphe sortit. Il toisa Jésus du regard. Jésus ferma les yeux. Alors la colère saisit Caïphe qui ordonna :
– Qu’il soit remis entre les mains du gouverneur romain, Ponce Pilate ! Conduisez-le vers lui !
Les soldats bousculèrent Jésus qui les suivit de nouveau. Devant la maison de Ponce Pilate se tenait la populace qui, ayant déjà appris 1a nouvelle de l’arrestation de Jésus, attendait le convoi.
La porte de la cour était largement ouverte. Suivis des disciples et du peuple qui poussait des cris perçants, les soldats entrèrent avec leur prisonnier.
Dans la cour se trouvait le Romain qui exerçait les fonctions de gouverneur à Jérusalem. Il s’ennuyait en attendant celui que les pharisiens allaient lui remettre. Que pouvait-il bien se cacher derrière cet homme que les Juifs eux-mêmes accusaient ? Lorsque Jésus fut devant lui, il l’examina rapidement puis le questionna :
– Est-ce donc toi qui te nommes Roi des Juifs ? Misérable créature, comment peux-tu avoir une telle folie des grandeurs ?
– Il a prétendu davantage encore, hurla le peuple. Il a dit qu’il était le Christ, le Fils du Dieu vivant !
– Cela ne me concerne pas, murmura Pilate. Puis il se tourna de nouveau vers Jésus : Ce que disent les prêtres est-il vrai ? As-tu voulu te faire couronner Roi des Juifs ?
Les disciples attendaient impatiemment que Jésus dise « non », mais Jésus ne répondit pas au Romain. Alors Pilate ordonna :
– Surveillez-le. Il sera encore temps demain de l’interroger. Il ne semble pas bien dangereux.
Puis il rentra chez lui.
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La populace osa s’approcher de Jésus et le molester sous les yeux épouvantés des disciples. Les soldats s’étaient assis dans un coin de la cour et jouaient aux dés. Ils ne faisaient plus attention au prisonnier qui les avait suivis sans résistance et que, comme Pilate, ils considéraient comme inoffensif.
Mais le peuple s’amusait de Jésus qui, assis sur une botte de paille, ne bronchait pas, quoi qu’il advint. Ils crachèrent sur lui et le bafouèrent. Ils tressèrent une couronne d’épines qu’ils lui enfoncèrent sur la tête si bien que le sang coula sur ses tempes. Ils arrachèrent le manteau de ses épaules et le frappèrent.
Jésus avait fermé les yeux ; la honte lui empourpra le visage. Jésus avait honte pour les hommes ! Les disciples allèrent trouver les soldats et les prièrent d’intervenir. Ceux-ci ne leur prêtèrent pas attention. Alors Jacques saisit l’un d’eux par le bras et le força à le regarder.
– Fais sortir le peuple, implora-t-il.
Étonné, le Romain regarda le disciple. La supplication qu’il lut dans les yeux de cet homme le toucha. Pourtant, il dit dédaigneusement :
– Vous les Juifs, vous êtes pitoyables, vous ne pouvez estimer ni protéger vos propres frères !
– N’y a-t-il pas de la canaille partout, même à Rome ? questionna Jacques. Le Romain se leva et s’approcha de la horde barbare.
- Laissez-le ou je vous fais chasser ! leur cria-t-il brutalement. Et ils lâchèrent Jésus.
Jean arriva bientôt dans la cour. Il revenait de chez Marie et son regard chercha les disciples. Alors il vit Jésus.
– Seigneur ! s’écria-t-il, et déjà il était près de lui.
Jésus n’avait entendu que ce cri. Il ouvrit les yeux et arrêta son regard sur le visage douloureux de Jean.
Puis il baissa de nouveau les paupières ; Jean ramassa le manteau et en couvrit les épaules de son Maître. Il s’assit à côté de lui et attendit là toute la nuit. Il voulut ôter sa couronne d’épines, mais de la main Jésus l’en empêcha. Et Jean n’osa pas la toucher.
Enfin l’aube commença à poindre.
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A l’exception de Jean, les disciples s’étaient dispersés et quelques-uns étaient assis près de la sortie. Pierre s’avança sous le porche. Une servante de la maison passa à ce moment et, le dévisageant d’un regard perçant, dit :
– N’es-tu pas aussi un de ceux qui étaient avec le prisonnier ?
Et Pierre répondit :
– Je ne connais pas cet homme !
Mais la servante insista :
– Ne le nie pas, je t’ai déjà vu avec eux.
Et Pierre dit à nouveau :
– Je ne sais pas de qui tu parles !
Et la servante se fâcha ; elle l’injuria en ces termes :
– Tu mens, tu es un disciple de cet homme !
Pierre lui aussi se mit en colère et cria très fort :
– Je ne connais pas cet homme, je n’ai rien à voir avec lui !
A ce moment, le coq chanta trois fois ; Pierre sortit et pleura.
Une foule immense s’était amassée devant la maison de Pilate. Du jour au lendemain, la nouvelle de l’arrestation de Jésus s’était répandue dans Jérusalem. Les Juifs se sentaient frustrés de quelque chose. Ils étaient prêts à faire éclater l’insurrection le jour de Pâques et voilà qu’ils en étaient empêchés par cette arrestation.
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Porteurs d’une proclamation des prêtres disant que Jésus était coupable de blasphèmes envers Dieu, les crieurs avaient parcouru toutes les rues. Le peuple vint en foule chez Pilate. Son indignation était sans bornes.
Les paroles de Jésus, qui avaient touché les cœurs, étaient oubliées. Tous ne portaient en leur cœur que colère et déception. Ils le maudissaient. Ils voulaient sa mort puisque les prêtres la voulaient également. Ils étaient tous du côté des prêtres car 1’appel lancé par ceux-ci avait tellement excité le peuple qu’il s’y laissa prendre. Chaque parole était un poison qui brûlait en eux et ne leur laissait pas le temps de réfléchir.
Ainsi l’opinion publique était dressée contre Jésus. Mais Pilate ne s’en doutait pas lorsqu’il monta sur le balcon de sa maison pour, comme tous les ans ce jour-là, grâcier un prisonnier. Il demanda lequel remettre en liberté, l’assassin Barabbas ou Jésus. Grande fut sa surprise lorsque la foule se décida contre Jésus. Il rentra et fit venir Jésus à côté de lui sur le balcon. Le peuple hurla en apercevant le Fils de Dieu.
Pilate ne put se l’expliquer et essaya de convaincre le peuple de l’innocence de cet homme. Mais ils hurlèrent alors avec une rage renouvelée.
– Crucifie-le ! cria une voix stridente, et la foule déchaînée répéta :
– Crucifie-le !
Mais Pilate hésitait toujours.
– Je ne vois aucune faute en lui !
Ses paroles tombèrent comme des gouttes d’eau sur la braise. A peine prononcées, elles s’étaient déjà évaporées. Pourtant, Pilate n’était pas disposé à faire crucifier cet homme. Il voulait le sauver.
C’est alors que des paroles menaçantes jaillirent d’une bouche qui n’était pas celle d’un homme quelconque sorti du peuple. Anonyme, un homme se tenait parmi la foule… Caïphe ! Et cet homme menaça Pilate car il manquait à son devoir. En effet, c’était le devoir de tout Romain d’exécuter ceux qui trahissaient l’empire.
Aucun autre n’aurait pu tenir pareil langage. Personne ne se serait avisé de cette ruse. Seul Caïphe en était capable, lui qui vouait à Jésus une haine farouche et qui, grâce à une méchanceté savamment conduite, saisissait rapidement cette dernière occasion.
Il eut ainsi raison du Romain Ponce Pilate qui, en haussant les épaules, abandonna Jésus à son sort.
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Il avait fait ce qu’il pouvait faire. Il ne lui était pas possible d’en faire davantage. Que lui importait un juste de plus ou de moins sur Terre ? Il ne pouvait tout de même pas mettre en jeu sa position à cause de lui.
De nouveau des poings barbares se saisirent de Jésus et le poussèrent en avant. On le chargea de sa croix et on lui enfonça la couronne d’épines encore plus profondément sur la tête. On se mit alors en route vers le Golgotha.
La route fut longue et douloureuse. Des hommes debout au bord du chemin regardaient avec curiosité. Sous le poids de la croix, Jésus avançait aussi vite qu’il le pouvait, mais son corps était déjà trop affaibli. Peu de pensées montaient en lui pendant cette marche. Une fois seulement il crut entendre sa mère. Il leva les yeux et vit, au milieu de la foule le visage de Marie avec des yeux désespérés.
Alors il lui sourit pour la rassurer.
La croix pesait plus lourdement sur ses épaules. Sous son poids, Jésus marchait courbé presque jusqu’à terre. A ce moment, il entendit un des soldats dire :
– Il va mourir en route ! Il ne peut porter la croix plus longtemps !
Jésus ne voyait les hommes que comme à travers un épais brouillard. Il entendait à peine les paroles prononcées près de lui. Il sentit que ses genoux ployaient sous lui et qu’il s’effondrait.
Ce repos de quelques minutes lui fut bienfaisant. Jésus aurait aimé rester ainsi et ne jamais se réveiller, mais il sentit qu’on lui assénait un coup de pied au côté et rassembla ses forces pour continuer sa route.
Quelqu’un d’autre portait la croix à présent, mais Jésus ne voyait plus rien. Il ne sut pas comment il arriva au Golgotha. Il comprit seulement que le lieu était atteint lorsqu’ils l’arrêtèrent alors qu’il voulait continuer. Chancelant, il resta debout et regarda autour de lui, les yeux éteints.
Sur des ordres lancés à haute voix, on hissa la croix. Puis on s’approcha de lui. Trois hommes aux poings brutaux lui arrachèrent sa tunique et ses vêtements. Des cris descendaient du haut des croix déjà dressées sur le Golgotha, car deux larrons, qui attendaient la mort, y étaient attachés. Jésus leva son regard vers eux et vit leurs visages convulsés.
Il sentit qu’on entourait son corps de cordes et qu’on le hissait lentement. Ses sens étaient comme obscurcis. Mais ensuite une douleur aiguë le traversa et lui fit reprendre brutalement conscience. Un clou transperça ses pieds qui ne s’appuyaient que sur une petite cale de bois. Jésus serra les lèvres.
Aucune plainte…rien… ! Lorsqu’on lui perça les mains, Jésus resta tout aussi impassible.
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Sa tête s’affaissa, son menton reposait sur sa poitrine. Personne ne remarquait qu’il souffrait. Il ne criait pas et ce simple fait dressa de nouveau la populace contre lui.
– Si tu es le Fils de Dieu, aide-toi toi-même ! Mais tu as seulement aidé les autres ! Voyez, il ne peut s’aider lui-même ! Descends de la croix !
Telles étaient les paroles qui montaient vers le crucifié. Et l’un des larrons à côté de lui tirait violemment sur les cordes qui le retenaient et, dans la mort, le raillait encore, alors que de l’autre côté une voix plaintive implorait :
– Seigneur, souviens-toi de moi quand tu entreras dans ton Royaume !
Et, pour la première fois, Jésus retrouva la parole :
« Aujourd’hui même, tu seras au Paradis ! »
De nouveau le crépuscule l’enveloppait. Jésus ne voyait pas ceux qui versaient des larmes sous la croix. Une fois encore, il reprit conscience et il regarda les têtes de ceux qui le pleuraient. Il vit Marie et, à côté d’elle, Jean et doucement dit :
– Voici ton fils, et voici ta mère, Jean !
De nouveau les hommes l’insultèrent. Alors Jésus parla :
– Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font !
Puis ce fut le silence.
Ce n’est qu’après des heures que Jésus ouvrit à nouveau les yeux et demanda de l’eau ; il avait soif.
Un des soldats qui jouait aux dés, se leva et lui tendit, au bout d’une perche, une éponge mouillée. Puis tout redevint comme auparavant…
Jésus ne vivait plus qu’à l’état de semi-conscience. Une fois encore, Lucifer s’approcha de lui. Jésus prit peur et cria :
– Père, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Alors le malin disparut et Jésus vit d’innombrables légions d’aides lumineux. Il les reconnut, tous ceux qui l’avaient escorté jusque sur la Terre, et une joie bienheureuse l’envahit.
En un souffle, ses lèvres exhalèrent :
« TOUT EST ACCOMPLI ! »