➙ La pâle lueur de l’aube perce les ombres de la nuit ; le ciel rougit lentement du côté de l’Orient. Peu à peu les ruelles de Nazareth s’animent. Des femmes, portant des cruches de pierre sur l’épaule, franchissent les portes de la ville. Des bergers, encore à moitié assoupis, se hâtent derrière leurs troupeaux de moutons. Des marchands qui ont passé la nuit sous leur tente devant les portes de la ville, se préparent à pénétrer dans la cité. Le tumulte se réveille à mesure que le jour s’éclaircit ; les activités journalières reprennent. Parmi tous ces hommes, il n’en est pas un qui trouve une seule minute de répit pour s’apercevoir que le ciel matinal, paré de couleurs chatoyantes toujours plus merveilleuses, allant du rouge rosé le plus délicat au violet le plus soutenu, offre un spectacle féerique. Même les femmes qui se dirigent ensemble vers la fontaine et dont le babillage et les rires se font plus animés et plus enjoués, ne se laissent pas impressionner par le somptueux déploiement de couleurs de la nature.
Les conversations de tous les jours, les soucis quotidiens, voilà ce qui préoccupe ces gens ! Est-ce que ce sont aussi des pensées ordinaires qui empêchent cette jeune fille élancée, aux membres graciles, de se mêler à la conversation des voisines et des amies qui, chaque matin, empruntent le même chemin pour se rendre à la fontaine ?
Perdue dans ses pensées, elle s’avance, la tête légèrement inclinée. Marie aime cette atmosphère matinale. Elle préférerait cheminer seule, s’abandonner librement aux élans de son âme qui la comblent presque de félicité. Mais voilà, il y a un obstacle : un danger continuel rôde autour d’elle. Marie craint les commérages, les railleries de ses amies qui se moquent souvent de sa retenue. Elle se sent incomprise, étrangère parmi les êtres qui l’entourent depuis sa jeunesse. Elle ne voit aucune possibilité, aucun moyen de rejoindre les autres. Sont-ce vraiment la fierté et l’orgueil qu’on lui attribue qui l’incitent à pareille retenue ? Marie a beau chercher au fond d’elle-même, elle a beau s’interroger – non ! Elle ne méprise pas ceux qui l’entourent, elle n’est pas orgueilleuse ; on est injuste envers elle.
« Laissez-moi, je ne puis agir comme vous. Votre aspiration n’est pas la mienne. Je ne comprends pas ce qui vous attire. Je n’aime pas parler des jeunes gens, je ne tiens vraiment pas à me rendre désirable. »
Voilà ce que Marie aimerait crier lorsqu’on hausse les épaules ou qu’on se moque d’elle.
Femmes et jeunes filles ont atteint la fontaine. Personne ne prend garde à Marie qui, debout un peu à l’écart, attend patiemment que la dernière ait rempli sa cruche. Lorsque toutes se sont retournées, prêtes à s’éloigner, Marie s’approche à son tour. Elle emplit lentement sa cruche d’argile, la pose sur le sol et s’assoit au bord de la fontaine. Marie noue ses bras autour de ses genoux, incline la tête en arrière et ferme les yeux. Une vague de calme et de paix intérieure se répand sur ses traits. Tout dans son attitude est clarté et noblesse.
Ce n’est que lorsque l’être humain ne se sent pas observé qu’il révèle son être le plus intime sans en avoir conscience.
Les pensées de Marie somnolent. Toute entrave glisse peu à peu dans l’oubli. Marie goûte cette paisible solitude qui lui apporte le bonheur. A présent, toutes ces questions brûlantes qui la torturent se sont tues. Du plus profond de son être, elle ressent le lien avec le Haut. Forte et puissante, la certitude d’un bonheur extraordinaire tout proche monte en elle. Marie est emplie d’allégresse – se tenant immobile, elle prête l’oreille aux puissants accords qui, venus des sommets lumineux, se pressent jusque dans son être le plus intime…
– 1 –
Une colonne de cavaliers arrive au loin. Ce sont des guerriers fatigués, couverts de poussière, qui se rendent à Jérusalem. Encore frais et dispos, leur chef s’avance à leur tête. Son maintien assuré, la discipline de fer que cet homme s’impose à lui-même, réveillent sans cesse le courage de ses soldats harassés. A présent, les cavaliers aperçoivent la ville de Nazareth ; la lumière dorée du jour naissant enveloppe le contour des maisons. Le chef du groupe respire profondément, ses traits se détendent. Ils sont tous en selle depuis des heures, se déplaçant la nuit sous les étoiles étincelantes et faisant halte lorsque le soleil est au zénith. Alors ils s’endorment d’un sommeil agité dans des cantonnements étouffants.
Maintenant Créolus, le capitaine romain, sourit en regardant derrière lui le visage ensommeillé de ses hommes ; et une force émane de ce sourire. Les silhouettes affaissées se redressent, les yeux brillent. Des paroles fusent, un rire se fait entendre ici et là. Tous se sentent soudain revigorés, les yeux redeviennent vifs et clairs. Créolus a levé le bras, sa main désigne un point qui, au fur et à mesure qu’ils se rapprochent, se révèle être une fontaine. Quelques minutes plus tard, les cavaliers l’ont atteinte.
Effrayée, Marie se trouve tirée de ses rêves lorsque des bruits de sabots résonnent à ses oreilles. Vite, elle veut se mettre debout, saisir sa cruche, mais déjà les cavaliers sont arrivés à la fontaine. Les visages durs de ces hommes s’adoucissent en voyant la jeune fille désemparée. Et la joie jaillit en eux lorsque Marie, oubliant la haine de son peuple envers les Romains, tend sa cruche à leur chef afin qu’il se désaltère. Les soldats détachent les récipients de leur selle et vont chercher des outres ; on donne d’abord à boire aux chevaux puis, à leur tour, les cavaliers étanchent leur soif. Marie voit avec émerveillement que ces hommes, eux-mêmes épuisés, prennent d’abord soin de leurs bêtes. Elle lève la tête avec un regard interrogateur et une vive rougeur inonde son visage ; elle a entrevu dans les yeux de l’homme quelque chose qui a fait cesser les battements de son cœur. Le Romain s’approche d’elle à présent. Marie esquisse un mouvement de recul, comme si elle voulait s’enfuir. C’est alors que le son de sa voix la touche en plein cœur.
– Je te remercie de m’avoir donné à boire ; comment t’appelles-tu ?
Marie relève la tête :
– Marie, Seigneur.
– Et tu habites dans cette ville ?
– Oui, Seigneur.
Il se retourne ; alors Marie s’empare rapidement de sa cruche, la remplit à nouveau et, s’étant glissée à travers un groupe de soldats, se hâte vers les portes de la ville.
Créolus a donné un ordre à un cavalier ; il veut poursuivre sa conversation avec la jeune fille – mais elle a disparu. Il scrute les alentours en la cherchant des yeux et, à quelques centaines de pas déjà, il voit s’éloigner une silhouette élancée ; la jeune fille a passé un bras autour de la cruche qui repose sur son épaule. Rêveurs, les yeux de Créolus suivent la fugitive. Une parole lancée à haute voix le ramène à la réalité. Il secoue la tête et sourit. Puis, soudain, il se redresse.
– 2 –
– A cheval !
Bref et tranchant, l’ordre tombe de ses lèvres. En un clin d’œil, tout le monde est sur pied. Sans un mot, on rattache les outres aux selles, un palefrenier tient prêt le cheval de Créolus qui se met alors en selle avec souplesse et la colonne s’organise derrière lui. Créolus éperonne son cheval, donnant aussi par là à ses hommes le signal du départ. La colonne s’élance vers les portes de la ville…
Lorsque les soldats au galop dépassent Marie, la jeune fille n’ose pas les regarder. Elle se range timidement sur le bord de la chaussée et attend, tête baissée, que tous soient passés. Puis, perdue dans ses rêves, elle repart derrière les cavaliers.
Une grande activité règne maintenant dans Nazareth ; les rues étroites fourmillent de monde. Une atmosphère étouffante plane à nouveau sur la ville ; il semble qu’aucun souffle d’air ne puisse réussir à pénétrer entre les rangées serrées des maisons.
Marie presse le pas. L’atmosphère de ce lieu, le quartier des commerçants, la voix forte des changeurs, de même que les insultes mutuelles entre vendeurs et acheteurs, leurs jurons, où le nom de Dieu est invoqué – tout ceci est tellement répugnant que Marie se hâte encore davantage pour y échapper.
Enfin, étant parvenue à se frayer un chemin à travers la foule, elle respire profondément lorsqu’elle aperçoit devant elle une grande place déserte. Elle sera bientôt à la maison. Marie se reproche sa longue absence : elle pense à sa mère qui doit l’attendre et qui peut-être est mécontente. Puis elle tourne précipitamment dans une rue qui donne sur la place.
Presqu’à bout de souffle, elle pénètre à l’intérieur de la maison, dans une grande pièce carrée ; c’est la pièce d’habitation qui reflète exactement le rang social de ses occupants. Le sol est pavé de pierres, comme il sied à une demeure de bourgeois. Contre le mur de droite se trouve le foyer vers lequel Marie se dirige. Elle dépose sa cruche sur la table de bois qui est encombrée de vaisselle. Marie jette un coup d’œil à travers une ouverture à moitié cachée par une tenture, derrière laquelle se trouve la chambre de sa mère. Cependant, aucun mouvement ne s’y manifeste. Sa mère est sortie, assurément ; elle est peut-être chez une voisine.
Marie commence à nettoyer la pièce avec des gestes prompts et précis, et bientôt la vaisselle sale a disparu de la table. Une fois lavée, elle a été rangée sur la longue étagère qui court le long du mur de chaque côté de l’âtre. En remettant de l’ordre, Marie s’affaire de-ci de-là. Ses joues se colorent, tant elle se hâte : elle est animée du désir de rattraper le temps perdu. Cette idée entraîne une suite de pensées qui la font brusquement interrompre son ouvrage.
– Peut-on vraiment rattraper ce qu’on a négligé ? Est-il possible de rappeler le temps perdu ?
Certes, je peux maintenant travailler plus vite en sorte que je termine mon travail à la même heure qu’hier, alors que je n’ai pas été aussi négligente qu’aujourd’hui et que je ne suis pas restée à rêver près de la fontaine. Pourquoi n’ai-je pas travaillé hier comme aujourd’hui ? J’ai aussi perdu du temps. Quelle somme de travail supplémentaire pourrais-je encore fournir si je travaillais aussi vite que je le peux ? Combien de temps me resterait-il alors pour que je puisse l’utiliser à ma guise ?
– 3 –
Marie sourit comme un enfant qui aurait soudain découvert un jouet merveilleux.
– Voilà l’occasion que je cherchais ! pense-t-elle avec joie.
Des plans surgissent. Regardant autour d’elle, elle transforme l’humble pièce en une vaste salle où elle fait asseoir des amis chers qui tiennent des conversations profondes. Et brusquement, Marie tressaille – elle entend des pas.
– Cela peut attendre, j’ai encore à apprendre, beaucoup à apprendre d’abord. Alors seulement, j’atteindrai mon but. Je sortirai de ce cercle dont je ne comprends pas les membres. Comme il doit être merveilleux de se dégager de ce carcan étroit pour se tenir dans la claire lumière qui entoure les êtres élevés et nobles ! Près d’eux, j’obtiendrai des réponses sûres à mes questions, ils parleront peut-être du Très-Haut en initiés.
Et brusquement, avec l’arrivée de sa mère, ces pensées s’évanouissent. Ce n’est que lorsque Marie est seule qu’elle peut donner libre cours à sa nostalgie d’un autre environnement, d’une vie nouvelle et inconnue. En présence des autres, elle n’ose pas se montrer telle qu’elle est. L’entrée de sa mère la rappelle brutalement à ses devoirs oubliés. Ses mains s’activent de nouveau.
Le regard inquisiteur de la mère de Marie s’attarde sur sa fille ; puis elle pose quelques questions banales.
– As-tu vu les cavaliers, les guerriers romains qui viennent d’entrer dans la ville ?
Marie rougit ; elle tourne le dos à sa mère pour répondre :
– J’ai vu une colonne de cavaliers près de la fontaine.
– Et comment t’es-tu comportée envers les étrangers ?
– J’ai tendu ma cruche à leur chef afin qu’il se désaltère.
– A l’ennemi ? Tu as donné à boire à ces Romains que nous haïssons ?
– Oui.
Sans un mot, la vieille femme s’approcha de la table, se saisit de la cruche et la porta dehors.
Marie observa sa mère en silence ; une grande tristesse assombrit ses traits. Lorsque la vieille femme revint, elle était aussi impassible qu’auparavant ; elle se lava les mains tandis que sa fille lui avança un siège. Marie prit place sans dire un mot auprès de sa mère qui dit la prière avant le repas.
Les deux femmes partagèrent leur simple repas sans reparler des Romains. Mais en Marie il y avait de la douleur et de la colère devant les commérages des voisins et une certaine déception devant le comportement de sa mère qui avait brisé une cruche parce que les lèvres d’un Romain s’y étaient posées.
– 4 –
L’amertume bouillonnait en elle ; Marie brûlait d’envie de dire quelque chose mais elle serra les lèvres si bien que sa bouche se réduisit à une étroite fente. Son jeune visage délicat se ferma. La rupture entre la mère et la fille s’accentua, un large fossé se creusa entre les deux.
Le jour s’écoula, comme n’importe quel autre, monotone et dépourvu d’intérêt pour la jeune fille. Mais ce jour avait vu la douleur ressentie par Marie à cause d’un étranger : en le voyant, elle avait eu l’intuition de se trouver proche d’un être tel qu’elle l’avait souhaité dans sa nostalgie.
Et cet homme était un Romain !
– Israël, pensa-t-elle, je suis issue de ton sang, et pourtant je n’éprouve aucun amour envers toi, aucune haine envers tes ennemis. Pays de mes ancêtres, tu m’es étranger dans tes actions et tes pensées. Qu’adviendra-t-il de toi, Israël, toi qui implores l’aide du Seigneur et portes le sacrilège en ton cœur ? Est-il possible de t’aider ? Tes chaînes peuvent-elles tomber sans que toi, tu ne fasses un léger pas en avant ? Tu vois ton ennemi en Rome, alors qu’il se trouve au fond de toi, te tenant à sa merci. Tu hais ceux qui sont les instruments qui doivent t’amener à voir clair et tu t’inclines humblement devant ce qui guette patiemment le moment de te précipiter dans l’abîme.
Le soir ramena la paix dans l’âme de Marie. Comme à chaque fois qu’elle avait souffert, une sorte de vague de force et d’apaisement affluait vers elle. L’âme largement ouverte, Marie ressentait en de tels instants la Force divine qui est offerte à tous les hommes. Le cœur pur et confiant, la jeune fille s’abandonnait lorsqu’elle sentait la Force s’approcher.
Elle se rendit dans sa chambre pour jouir de son bonheur dans la solitude. Elle demeura encore longtemps éveillée sur sa couche et, le visage radieux, elle regardait la pièce éclairée par la lune. Puis ses paupières se fermèrent doucement sur ses yeux clairs. Au milieu de la nuit, elle s’éveilla soudain, et se redressa avec un cri de douleur. Mais le calme qu’un rêve lui avait ravi revint bientôt.
De nouveau, un matin radieux se leva, si beau que Marie, qui avait quitté la ville de bonne heure, alors que tout était encore enveloppé d’un gris terne, fut saisie de frissons devant pareille beauté.
En dehors de la ville se trouvait un bosquet séculaire où personne ne pénétrait à cette heure. Encore humides de rosée, les herbes et les tiges étincelaient. De petites taches rougeâtres se dessinaient sur le tronc des arbres, car le soleil répandait une lueur d’un rouge rosé. Marie s’avançait, les yeux brillants, au milieu de cette splendeur. Comme elle avait laissé glisser son foulard, la lumière jouait dans ses cheveux. Un serpent scintillant rampa sur le revêtement sombre de la forêt ; Marie lui sourit. Elle écoutait attentivement les petits chanteurs dans les arbres et penchait la tête en acquiesçant comme si tout cela s’adressait spécialement à elle ; on aurait dit qu’elle approuvait les prouesses vocales des oiseaux. En une nuit, le monde était devenu beau, plus merveilleux que jamais. Et, en une nuit également, Marie s’était épanouie en une fleur indiciblement pure et rare. En cheminant ainsi dans la forêt, ouverte à la nature, elle semblait être une apparition surnaturelle pénétrée du vouloir le plus pur.
C’est ainsi que Créolus la vit.
– 5 –
Un lien puissant le retenait à Nazareth. Il ne pouvait quitter la ville sans avoir revu Marie. Sans trouver de repos, il avait parcouru les rues de Nazareth, mais nulle part il n’avait aperçu celle qu’il cherchait. Créolus ne pouvait trouver le sommeil : la nuit lui parut interminable. Lorsque vint l’aurore, il se leva de sa couche et s’achemina vers les portes de la ville à travers les rues encore désertes. Soudain il s’arrêta, comme figé. Le visage voilé, une femme débouchait d’une rue de traverse – mais ce maintien, cette démarche… il ne pouvait y avoir de doute. Prudemment, aussi discrètement que le lui permettaient ses lourdes bottes, il suivit Marie. Cependant ses craintes étaient vaines ; sans un regard en arrière, la jeune fille se hâtait vers les portes de la ville comme si elle avait voulu échapper à cette dernière.
A la porte, elle échangea à mi-voix quelques mots avec le gardien qui, la reconnaissant, entrouvrit une petite porte dans le mur, juste assez pour que Marie puisse s’y faufiler.
Peu après, Créolus se présentait devant le garde. Celui-ci prit peur en apercevant le capitaine romain. Craintivement, croyant que le Romain avait remarqué son manquement à la discipline et venait lui en demander raison, il voulut plaider sa cause. Mais celui-ci se contenta de faire un signe. L’homme respira. Il accourut alors avec empressement et ouvrit largement la petite porte au Romain.
Créolus aperçut Marie à quelque distance de là. Mais elle n’avait pas emprunté le chemin menant à la fontaine. Il dirigea ses pas dans la même direction qu’elle. Un peu plus loin se trouvait une forêt – la jeune fille allait-elle s’y rendre ? Son cœur se mit à battre à coups redoublés ; comme une flamme, l’espoir monta en lui.
La forêt s’étendait devant lui, telle une promesse : là, il pourrait lui parler sans être dérangé, sans témoins qui pourraient blesser ses sentiments. Mais soudain, il eut un moment d’hésitation ; un avertissement confus s’empara de lui.
– Qui es-tu pour te permettre de t’immiscer dans la vie de cette jeune fille si pure ? Aujourd’hui la possibilité d’appeler le bonheur ou le malheur sur un être humain repose entre tes mains. Insensé, tu n’es pas en mesure de rendre cette jeune fille heureuse ; car tu appartiens à Auguste et non à toi-même ! Tu n’as pas le droit d’agir à ta guise !
Créolus cessa brusquement d’avancer. Non, il ne la suivrait pas plus loin : il lui fallait s’en retourner. Alors, Marie se laissa glisser sur le tapis vert et doux de la forêt. Au même instant, elle tourna la tête.
Créolus s’attendait à ce qu’elle manifeste visiblement sa frayeur, mais il n’en fut rien.
Seuls deux yeux d’enfant, limpides et largement ouverts, se posèrent sur lui, interrogateurs et confiants.
Inconsciemment, il s’avança, lentement, comme en accomplissement d’un grandiose événement, et s’approcha de Marie. Ses yeux étaient plongés dans ceux de la jeune fille, son regard se fit plus profond et plus tendre. L’émotion qui montait en lui fut le premier sentiment dont il eut conscience. Puis il se trouva devant celle qui était assise et posa ses regards sur sa tête qu’elle tenait à présent profondément inclinée.
– 6 –
Alors il s’agenouilla à ses côtés, lui prit les mains et attendit longtemps avant de parler.
Oubliée la voix étouffée qui voulait réveiller sa conscience, oubliées les mille objections de son intellect, évanouie la souveraineté de l’empereur – ce n’était plus là qu’un homme à qui son immense amour avait fait tout oublier.
Et le bosquet séculaire se ferma à tout ce qui aurait pu troubler ce moment solennel. Tremblante, frémissante jusqu’au tréfonds de son être, Marie contemplait la main brûlée par le soleil qui enserrait sa main droite. Tout lui paraissait n’être encore qu’un rêve dont elle redoutait l’issue. Ses yeux cherchaient ceux de Créolus et l’amour qu’elle y vit brûler la fit tressaillir.
« Marie ! »
Tel un souffle léger, ce nom effleura son oreille et quelques grosses larmes brillantes tombèrent sur la main de l’homme. Il l’attira à lui, murmurant des mots doux et réconfortants tandis qu’une indicible souffrance menaçait de l’étouffer. Des soucis appartenant au passé commençaient à se réveiller en lui, des pensées qu’il ne pouvait détourner revendiquaient leurs droits. Malgré sa tendre attitude envers Marie et son calme extérieur, la douleur se déchaînait en lui, telle une tempête.
« Je dois te quitter et ne le puis. » Cette pensée le torturait. « Et si je te gardais près de moi, ta vie ne serait qu’une longue suite de souffrances et d’inquiétudes. Je suis un vagabond, je cours éperdument de champ de bataille en champ de bataille et d’une ville à l’autre. Il y a toujours un fouet levé derrière moi : Devoir ! Tu dois ! Cela seul siffle constamment à mes oreilles. Un soldat a une bien-aimée dans chaque ville – ah ! ah ! Quelle joyeuse vie est la tienne, soldat ! »
Marie avait-elle pressenti ses pensées ? Elle sécha ses larmes et se détacha de lui.
– Et quand dois-tu partir ?
– Aujourd’hui même, Marie, mais je vais revenir bientôt.
– Mon ami, oui, reviens bientôt ; écoute, je t’attendrai, chaque jour, chaque heure, chaque minute. Je t’attendrai toujours.
– Marie, tu… je… Il enfouit son visage contre elle… Marie ferma les yeux, sa main se posa délicatement sur ses cheveux ; un sourire irréel flotta sur ses lèvres.
Lorsqu’il l’eut quittée, le sourire avait disparu.
➙ Chaque jour déposait son lourd fardeau sur les épaules de la jeune Marie. Y-a-t-il un amour sans espoir ? Chaque aurore voyait germer à nouveau en Marie une tendre attente qui ne se dissipait qu’au soleil couchant.
Les battements de son cœur redoublaient lorsque des soldats entraient dans Nazareth et elle se sentait souvent poussée à demander des nouvelles de Créolus à l’un des Romains, mais la timidité, la pudeur la retenaient.
– 7 –
A la même époque, elle remarqua le comportement de Joseph, un charpentier qui d’ordinaire était si réservé. A chaque fois que l’occasion s’en présentait, il s’approchait d’elle et lui témoignait beaucoup d’égards.
Elle le connaissait depuis longtemps et appréciait son calme et son objectivité ; jamais il n’avait tenté de franchir les frontières qui les séparaient, ne fût-ce que par un mot. A présent, cependant, il en allait différemment : il se faisait pressant, il recherchait des prétextes pour venir chez elle parler avec sa mère, il poursuivait Marie de ses assiduités qu’au début elle accepta sans y attacher d’importance jusqu’au jour où il lui présenta une requête qui causa le plus profond effroi : Joseph pria Marie de devenir sa femme.
– Joseph, tu me veux pour femme ? demanda-t-elle tout étonnée.
– Oui, Marie ; j’ai déjà posé la question à ta mère. Elle est satisfaite de ma situation matérielle. Je veux travailler pour toi, Marie. Tu seras heureuse en étant ma femme et… je t’aime !
Marie eut un mouvement de recul.
– Joseph, dit-elle avec peine, tu ne sais pas ce que tu exiges de moi !
A ces mots, elle se retourna et quitta la pièce. Une fois dans sa chambre, elle s’effondra sur sa couche.
– Je ne peux pas, gémit-elle – Oh ! Seigneur, prends pitié de moi !
Alors une main clémente se posa sur la tête de Marie et la bénit. Une vague de bonheur inonda celle qui s’était crue abandonnée. Illuminés, ses traits rayonnaient de leur ancienne pureté. Toute trace de crainte ou d’interrogation semblait s’être effacée.
Bouleversée, elle se mit à prier : « Seigneur, Tu ne m’as pas abandonnée, Tu m’as bénie alors que mon espoir s’éteignait ! – Tu as comblé mon âme et Tu t’es souvenu de ma nostalgie. Seigneur, si cela est vrai, si je dois croire que Tu m’accordes tant de grâces, je veux être désormais pleine de confiance et de joie et Te servir éternellement. Amen ! »
Un doux nuage s’étendit lentement sur la jeune fille agenouillée et l’enveloppa délicatement, lui faisant perdre conscience de son entourage.
Elle aperçut une silhouette lumineuse qui s’approcha d’elle, porteuse de promesses. Les paroles de l’ange, empreintes d’une sublime grandeur, comblèrent de bonheur l’âme de Marie. Une lumière éblouissante, semblable à une flamme, brûlait au loin, une lumière qui l’attirait avec une force irrésistible, et pourtant, elle ne pensait pas pouvoir en supporter la proximité. Toutefois, Marie resta immobile lorsque la lumière s’approcha. Elle fut prise d’un grand vertige et s’affaissa.
Quand elle reprit conscience, elle se redressa avec peine, puis la mémoire lui revint et son visage rayonna. Des larmes libératrices coulèrent à flots et inondèrent ses joues ; elle eut un sourire émouvant…
– 8 –
Marie était comme transformée. Ce n’était plus l’ancienne Marie enfantine de jadis, non – sûre d’elle, calme, remplie d’une belle assurance, elle vivait le quotidien. Elle ne remarquait pas les regards étonnés qui la suivaient – elle semblait avoir perdu toute sensibilité à cet égard. La vie était facile, chaque journée resplendissait de beauté, chaque heure était bénie, car elle ne pensait qu’à son enfant. Il n’y avait plus de crainte ni d’amertume liées au souvenir de Créolus. L’amour seul avait place dans son cœur. La certitude que tout était bien ainsi et le resterait vibrait en elle. Marie se sentait forte, suffisamment forte pour pouvoir renoncer à Créolus dans l’intérêt de son enfant.
La mère de Marie constata d’abord avec soulagement l’épanouissement de sa fille. Inquiète et soucieuse, elle avait consacré toute son attention au chagrin manifeste de Marie.
Elle se consolait en se disant : « Ce ne sont là que caprices ; Marie a trop de temps libre et cela conduit facilement à des idées stupides ! Le mieux serait de la confier à un brave homme ; c’est ainsi que les sautes d’humeur se dissipent le plus rapidement. Je vais parler avec elle. »
Et pourtant, elle hésitait à chaque fois et n’achevait pas la phrase qu’elle voulait adresser à Marie à ce sujet. Quelque chose lui ordonnait de se taire. Plusieurs semaines s’écoulèrent de la sorte…
Joseph, cependant, n’avait pas renoncé à ses projets. Il aimait Marie et souhaitait ardemment qu’elle devînt sa femme. Mais Marie ne voyait rien de tout cela, elle vivait une vie bien à elle. Ses désirs n’étaient plus dirigés vers d’autres sphères, vers un monde vaste et lumineux. Toutes ses pensées n’avaient qu’un but : se consacrer uniquement à son enfant.
Doutes et soucis étaient loin. Marie vivait la période la plus heureuse de sa vie. Son cœur était léger, et elle volait au-dessus des tâches quotidiennes comme une âme qui aspire à s’élever. Cependant, cet état de choses fut brusquement interrompu.
Brutale comme un coup de marteau, la question posée par sa mère atteignit Marie au point le plus sensible de son être : Pourquoi refusait-elle d’épouser Joseph ?
Marie sursauta, affolée. Elle s’était attendue à tout, sauf à cette question. El il lui fallait maintenant expliquer pourquoi elle ne voulait pas de ce Joseph. Courageusement, elle allait révéler toute la vérité à sa mère, mais déjà celle-ci lui coupait la parole. Elle prononça d’un air indifférent quelques phrases qui apaisèrent Marie jusqu’à ce que, insensiblement et avec une apparente candeur, la vieille femme se mit à relater l’histoire d’une jeune fille qui avait jeté la honte sur elle-même et ses parents.
– Marie, il est dur pour une mère de souffrir par la faute de sa fille, c’est dur parce qu’elle ne peut supporter de voir son enfant méprisée.
– Mais, chère mère, ce sont les parents, ce sont les jeunes filles elles-mêmes qui se créent cette souffrance parce qu’il leur manque la dignité et la fierté nécessaires pour affronter ceux qui voudraient les diffamer.
– Mon enfant, tu ne connais pas la vie. Un seul être ne saurait effacer les lois.
– Et pourtant, il faut bien que quelqu’un se détourne de ces voies erronées pour que tous ne courent pas aveuglément à leur perte !
– 9 –
– Marie, tu qualifies d’erronées nos lois vénérables et sacrées ?
– Ce ne sont pas les lois, mais leur interprétation qui est erronée. Les hommes se sont fermés tous les chemins qui, hors de cette confusion, les mèneraient vers la Lumière. Marie avait prononcé ces derniers mots avec véhémence ; elle luttait passionnément pour défendre sa cause.
– Tu me prépares de grandes souffrances, ma fille. C’est ainsi que tu veux récompenser ta mère de toute sa peine et de tout son dévouement ? Mon cœur saigne lorsque je te vois ainsi et je dois m’attendre à tout instant à recevoir le coup mortel.
– Mère ! Marie s’approcha de la vieille femme assise tristement là, submergée de détresse et ne sachant plus que faire. Mais sa mère ne la regarda pas. Elle éclata en sanglots ininterrompus.
Marie sortit.
Des luttes s’ensuivirent. Marie défendait ce qui lui était le plus sacré contre les attaques sans cesse renouvelées qu’elle sentait depuis la discussion qu’elle avait eue avec sa mère.
Des pensées obsédantes ne lui laissaient aucun répit. La nuit, elle demeurait éveillée pendant des heures, cherchant vainement à recouvrer son calme et la certitude de cet immense bonheur qui lui était dévolu. Mais ses doutes ne faisaient que s’accentuer, doutes qui la concernaient personnellement.
– N’était-ce qu’un simple rêve qui a pu me combler de la sorte, qui m’a tout fait oublier, même une mère ? Pourquoi ne puis-je plus retrouver ce calme qui fut mien ? – Oh ! mon enfant, et si les hommes se moquaient de toi ! Je ne pourrais supporter que tu subisses de viles insinuations et que ton enfance soit empoisonnée par des gens grossiers.
Des larmes coulèrent sur les joues de Marie et les premières rides de douleur marquèrent d’un pli amer la bouche de la jeune fille. Elle s’arrêta soudain de pleurer.
– Ta mère aussi souffre maintenant à cause de toi !
Quelqu’un avait-il prononcé ces paroles ? Marie se leva en tremblant. Elle quitta sans bruit sa petite chambre et pénétra dans la grande salle. Elle se glissa jusqu’à l’ouverture pratiquée dans le mur derrière lequel sa mère reposait.
Marie colla une oreille attentive contre le lourd rideau qui avait été tiré. N’étaient-ce pas là des sanglots qui parvenaient jusqu’à elle ? Marie écarta très légèrement le rideau. Le spectacle qui s’offrit alors à elle lui fendit le cœur. Sa mère priait avec ferveur et le nom de Marie revenait constamment à ses lèvres. L’espace d’un instant, Marie, les yeux clos, s’appuya contre le mur après avoir refermé le rideau. Puis, d’un pas lourd, elle regagna lentement sa chambre.
Son courage, son énergie étaient brisés ; une lourde oppression s’abattit sur elle. Marie entrevit confusément le chemin qu’il lui faudrait désormais parcourir. Ce chemin lui semblait si long, si embrouillé, qu’elle en frémissait d’horreur ! Et à l’entrée de ce chemin s’ouvrait un gouffre béant dans lequel Marie jeta tous les rêves qui lui tenaient à cœur. L’air hagard, elle regarda dans la fosse où tout ce qui était à elle devait reposer à jamais. Elle demeura assise ainsi jusqu’à l’aube. Alors elle se leva et, d’un pas traînant, se mit au travail.
– 10 –
Une lourdeur de plomb l’oppressait et semblait peser sur toute la pièce. Pour Marie, les heures passaient avec une lenteur indicible. Enfin, le moment arriva. Elle quitta la maison. Elle noua son fichu de façon à voiler son visage et se glissa le long des maisons pour aller voir… Joseph.
Durant ce trajet, sa pauvre tête était incapable de former une seule pensée. Son regard, si rayonnant autrefois, était vide et comme mort. Le vide était également en elle et elle semblait supporter une solitude désolante. Seul un sanglot retenu montait de temps à autre de sa poitrine.
Marie arriva bientôt chez Joseph. Naguère encore, sa mère dirigeait cette maison. A présent, elle était morte. La maison avait besoin d’une femme qui s’occupât de son entretien. En d’autres temps, les yeux perçants de Marie auraient vu immédiatement ce début de laisser-aller qui se faisait déjà sentir. Mais en cet instant, elle ne remarqua rien – ni les servantes jacassantes qui, debout dans la cour, négligeaient leur travail, ni leurs regards étonnés et les commérages qui commencèrent dès qu’elle eut le dos tourné.
Insensible aux choses extérieures, elle se dirigea vers l’atelier situé derrière la maison d’habitation. Surpris, Joseph vint à sa rencontre lorsqu’elle se trouva sur le seuil de la porte.
– Marie ? dit-il déconcerté. En hâte, il ôta son grand tablier et ramena ses cheveux noirs en arrière. Il s’aperçut que quelque chose n’allait pas : les traits de Marie étaient comme pétrifiés.
– Viens, dit-il simplement en la saisissant par le bras, rentrons dans la maison, Marie !
Elle se laissa conduire passivement.
Les servantes leur lancèrent des regards qui en disaient long, puis elles coururent à l’atelier en riant bien haut, de sorte que les ouvriers accoururent, intrigués.
– Qu’avez-vous donc, pourquoi riez-vous si fort ?
Enfin, l’une d’elles se calma.
– Vous ne l’avez donc pas vue ? Marie, la nouvelle patronne ! Ah, vous auriez dû voir ça, elle est passée devant nous comme une princesse, sans nous accorder le moindre regard, comme si nous n’existions pas ! Et ce pauvre Joseph veut l’épouser, cette princesse, qui est trop délicate pour mettre la main à l’ouvrage !
– Tais-toi, sotte que tu es ! lui ordonna l’un des ouvriers.
– Alors, vous aussi, vous êtes fous d’elle ? Comme elle s’y entend pour ensorceler vos cervelles de moineaux !
Et, de nouveau, les servantes se mirent à rire bruyamment. Elles lancèrent des regards furieux aux ouvriers qui reprirent tranquillement leur travail. Seul l’un d’eux était resté devant elles.
– Faites attention à vous et à vos méchantes langues, sinon vous n’aurez bientôt plus votre place dans cette maison.
– 11 –
Puis il les laissa et retourna à son établi.
– Nous partirons de toute façon dès que Marie s’établira ici ; nous ne resterons pas sous le même toit que cette femme, reprirent-elles.
Et comme les ouvriers ne répondaient pas, elles quittèrent de nouveau l’atelier en gloussant d’un rire moqueur.
➙ Entre-temps, Marie avait pris place dans la grande pièce de la maison de Joseph. L’homme la regardait en silence ; la voir ainsi lui faisait mal.
– Qu’est-ce qui l’amène ici, vient-elle me dire « oui » ? Cela m’étonnerait fort, car la voilà assise comme si elle se reposait d’une course pénible. Certainement, elle va m’enlever tout espoir, pensa-t-il, et il s’en attrista.
– Marie, ne veux-tu pas me dire ce que tu désires ? Ne reste donc pas figée ainsi, comme si tu avais du chagrin.
– J’ai du chagrin, Joseph, et j’ai bien honte, car aujourd’hui je suis venue te trouver pour te supplier ; il n’y a que toi qui puisses m’aider.
– Une fois déjà, je t’ai assurée que je ferais tout pour toi, afin de t’aider, si c’est en mon pouvoir. Je t’aime, Marie, et je désire que tu sois la maîtresse de cette maison si calme à présent. Tu me rendrais heureux en disant « oui ».
– Joseph, je ne peux dire « oui » avant que tu ne saches tout. Peut-être regretteras-tu alors de m’avoir parlé ainsi.
– Jamais, Marie.
– Alors, écoute, et je ne t’en voudrai pas si, après, tu ne veux plus de moi.
– Ne parle pas de cette façon, Marie ! Il respirait péniblement, il avait le pressentiment qu’elle allait lui révéler quelque chose de grave.
Marie se redressa ; visiblement, elle rassemblait toutes ses forces.
– Tu vois, Joseph, lorsque tu vins me voir pour la première fois afin de me parler, le découragement ne s’était pas encore emparé de moi. Je devinais déjà le bonheur qui m’attendait. J’ai offert tout mon amour à un autre homme, tout en sachant que je ne pourrais pas le retenir. Cela s’est abattu sur moi comme une tempête et cela m’a quittée tout aussi brusquement. Il ne me restait qu’une chose – l’espoir de mon enfant. Joseph, je viens à cause de cet enfant et pour ma vieille mère ; je ne demande rien pour moi !
Joseph s’était levé ; il alla à la fenêtre. Marie baissa la tête. Le silence régnait dans la grande pièce.
– 12 –
Alors la rigidité qui avait soutenu Marie se transforma en sanglots silencieux.
Joseph luttait. Il s’agissait maintenant de renoncer, ou bien de se contenter de jouer le rôle de père et d’époux. Marie ne lui cachait pas qu’elle ne l’aimait point. Pauvre Marie ! Une profonde pitié envahit Joseph. Il sonda son cœur une nouvelle fois, puis il s’approcha d’elle. Alors seulement il s’aperçut avec effroi qu’elle pleurait.
Sa main lourde et calleuse se posa doucement sur la tête de Marie qui, glissant de son siège bas, s’affaissa à terre ; son corps était secoué de sanglots.
Joseph la laissa faire. Son regard affligé tomba sur Marie qu’il eut peine à reconnaître. Où étaient donc cette dignité, cette fierté qu’il avait tant admirées ? Elles avaient disparu, car Marie avait peur des hommes qui feraient du mal à sa mère et à son enfant. Elle lui fit pitié de s’être ainsi laissée vaincre par le découragement. Mais cela éveilla aussi en lui une grande force ; il était prêt à s’occuper d’elle.
Joseph releva celle qui était affalée à terre et la conduisit à un fauteuil recouvert de peaux. Il prit place à côté d’elle, lui dit des paroles pleines de bonté, si bien que Marie, reconnaissante, lui saisit la main et se calma.
Puis ils allèrent ensemble voir la mère. Marie réussit même à sourire un peu, et lorsqu’elle lut l’apaisement intérieur sur le visage de sa mère, elle crut que tout était bien.
Certes, en apparence, tout allait pour le mieux. On avait jeté un voile sur le passé, mais on ne l’avait pas effacé pour autant.
Un calme engourdissant envahissait lentement Marie. Si son état ne lui avait sans cesse rappelé l’enfant, elle aurait peut-être aussi oublié Créolus.
Mais cette douleur sourde était la seule chose qu’elle éprouvait encore. Parfois une pensée jaillissait en elle et la remplissait de bonheur pour des heures entières.
– S’il venait ! Oh, si je l’apercevais un jour ! Alors, tout serait parfait. Je le sens, je le sais, il reviendra ! Ne disait-il pas qu’il reviendrait bientôt ? Et ne puis-je me fier à sa parole ?
Marie passait ainsi le peu de temps qui la séparait de son mariage dans l’attente inconsciente de sa délivrance.
A mesure que le jour de son union avec Joseph approchait, les traits de son visage reflétaient toujours davantage son impatience et son espoir. De nouveau se manifesta chez Marie cet épanouissement de jadis, si bien que la mère, de plus en plus étonnée, finit par croire à l’amour de Marie pour Joseph.
Puis la veille du mariage arriva. A la tombée de la nuit, l’éclat fiévreux des yeux de Marie s’éteignit. L’air hagard, elle alla dans sa chambre dont elle interdit l’accès à sa mère.
– Laisse-moi, mère, aujourd’hui je veux être seule !
– 13 –
Hochant la tête, la vieille femme alla se coucher.
Marie s’était jetée sur sa couche sans ôter ses vêtements. Elle resta longtemps immobile, les yeux fermés. Une lueur blafarde donnait un aspect étrange à son visage. Ses yeux étaient enfoncés dans leurs orbites. Marie éprouvait un épuisement sans bornes.
Longtemps après, elle se redressa. Ses yeux dépourvus d’expression regardaient fixement devant elle. Lentement elle s’agenouilla.
Marie s’inclina alors jusqu’à toucher du front le bord de son lit.
Elle cherchait un soutien. Il lui fallait trouver quelque part un appui. Dans sa défaillance, elle ressentait le froid qui l’entourait. Une froideur émanait de sa mère qui ne se souciait pour sa fille que du côté extérieur des choses. Et entre Marie et Joseph se dressait une barrière qu’elle avait elle-même édifiée et qui intimidait ce dernier.
Même sa profonde compassion ne réchauffait pas Marie. Une fois encore, son amour pour Créolus éclata avec une force irrésistible, la secouant comme un ouragan. Une fois encore, tout ce qui dormait en elle se réveilla et la bouleversa. Puis l’ouragan s’apaisa. Oppressée, Marie écouta en elle-même ; le calme après cette tempête qui venait de se déchaîner paralysait son cerveau.
Elle fut incapable de formuler une prière car, tout à coup, la grande lumière éclatante était de nouveau là et s’approchait d’elle à une allure vertigineuse. Marie, qui attendait craintivement, les mains pressées sur sa poitrine, vit arriver cette clarté étincelante.
A l’instant où elle en fut atteinte, elle se sentit pénétrée d’une ardeur tellement incandescente qu’elle crut devoir en mourir. Marie s’évanouit pendant quelques instants. Incapable de faire un mouvement, elle éprouvait cependant avec force et intensité la proximité de la Lumière qui habitait désormais en elle.
– La vie que tu portes en toi est sacrée, Marie ! A présent, la force de la Lumière te pénètre toi aussi. Garde pur et clair le réceptacle dans lequel fut déversé l’Amour divin, afin qu’il puisse t’éclairer et que tu reconnaisses la grâce qui te fut donnée en partage.
D’où venaient ces paroles ? Telle une rosée bienfaisante, elles tombèrent dans l’âme assoiffée de Marie. D’harmonieuses mélodies semblaient flotter dans l’air. Marie entendit des chœurs pleins d’allégresse, puis les voiles qui avaient été mis devant ses yeux tombèrent. Marie vit tout : tous les messagers de la Lumière qui avaient escorté le Fils de Dieu. Humble et cependant débordante d’allégresse, Marie vit tout cela, comme enivrée. Le ciel s’était ouvert pour elle. Elle, la simple servante, avait été choisie pour porter un enfant qui apportait la bénédiction du Père !
Les accords célestes finirent par s’éteindre doucement. La petite chambre redevint calme et Marie glissa insensiblement dans un paisible sommeil.
– 14 –
➙ Le matin suivant, la mère de Marie entra de bonne heure dans la chambre de sa fille. Lorsqu’elle vit Marie reposer tout habillée sur sa couche, elle en resta ébahie.
Puis, regardant la dormeuse, elle se sentit envahie d’une sorte d’attendrissement.
– Bientôt, tu vas appartenir à un homme, ma fille. Tu vas me quitter et, sous peu, je ne partagerai plus ta vie. Avais-je raison de t’y pousser ? N’était-ce qu’une illusion, mes suppositions étaient-elles fausses ? Mon enfant, et si je t’y avais obligée contre ton gré ! La vieille femme était pensive.
– Pourquoi n’ai-je jamais parlé avec elle, pourquoi était-elle toujours si inabordable ? Etait-ce ma faute ?
A ce moment, Marie fit un mouvement. Un sourire, tel que la mère n’en avait jamais vu, se dessina autour de ses lèvres. Puis Marie dit tendrement :
– « Mon enfant… »
La mère de Marie restait immobile. L’angoisse se lisait sur ses traits.
« C’était donc vrai ! » laissa-t-elle échapper. « J’avais raison ! » Et elle se laissa emporter par la colère. Elle fit un pas vers Marie, elle voulait y voir clair !
A ce moment, Marie s’éveilla tout à fait. Effrayée, elle aperçut sa mère. Puis elle remarqua les vêtements qu’elle n’avait pas ôtés et ses joues s’inondèrent d’une vive rougeur.
– Il semble que tu aies été très fatiguée pour te coucher ainsi. Marie perçut un soupçon de menace dans les paroles de sa mère.
– Une faiblesse a dû me surprendre, dit-elle doucement.
– Une faiblesse ? Eh bien, cela n’a rien d’extraordinaire !
Alors Marie regarda sa mère droit dans les yeux et, se levant, dit fermement :
– Aujourd’hui, c’est mon jour de noces. A partir de maintenant, tu ne dois plus t’attendre à ce que je te cause du chagrin, mère. Tu remets aujourd’hui tous tes droits à Joseph. Tu l’as fait volontiers, j’en étais contente. Ne profite pas à présent des dernières heures pour me demander des explications. Ne te fais pas de soucis à cause de moi, tout est arrangé.
A ces mots, elle commença à se déshabiller.
– Laisse-moi, mère, je vais me changer et me préparer.
La mère partit sans répliquer, elle se sentait petite devant la calme dignité de Marie. « C’est sans doute mieux ainsi » pensa-t-elle.
– 15 –
Peu de temps après, Joseph et les amis qu’on avait invités arrivaient ; ils attendaient Marie. Lorsqu’elle entra enfin, tout enveloppée de vêtements blancs et ondoyants, un silence solennel se fit dans la pièce. Il y avait en elle quelque chose de tellement inabordable qu’elle semblait loin de tous.
Joseph, tout ému, ne la quittait pas des yeux. L’idée d’avoir voulu Marie pour épouse lui parut insensée.
Enfin, il avait réussi, il touchait au but – et maintenant, la peur le gagnait. Etait-ce là la femme qu’il avait voulu protéger ? Elle s’approcha de lui comme pour lui donner du courage. Sans dire un mot, Marie tendit les mains à Joseph. Ses yeux clairs et sérieux plongèrent dans ceux de l’homme qui était animé du désir de la secourir.
Lentement, les assistants s’animèrent. Tous étaient prêts.
➙ Lorsque plus tard Marie repensait à son mariage, elle ressentait chaque fois la sérénité qui l’avait envahie ce jour-là. Sa vie se déroulait sans le moindre heurt. Joseph faisait tout pour la ménager.
Lorsque l’état de Marie devint apparent, il vécut plus d’un moment pénible. Les allusions, tantôt débonnaires, tantôt sarcastiques, souvent dites avec des sous-entendus inquisiteurs, le blessaient comme autant de coups d’épingles. Joseph commença à éviter la rue. Inquiet, il veillait à ce que Marie ne quittât que rarement la maison. Il craignait qu’elle ne pût entendre pareils propos. Lorsqu’il travaillait pendant la journée, il était silencieux et renfermé sur lui-même. Des pensées tristes et douloureuses l’obsédaient. S’il sentait alors que ses ouvriers l’observaient, il essayait de paraître gai. Il chantonnait un petit air que parfois il interrompait brusquement.
Mais, dès qu’il rentrait chez lui, toute sa tristesse s’évanouissait. Sa maison n’avait jamais connu une ambiance aussi intime qu’à présent que Marie y régnait. Une paix profonde l’envahissait chaque fois qu’il était assis en face d’elle pendant le repas.
– Que je suis heureux, pensait Joseph, il me faut sans cesse être reconnaissant que cette femme soit mienne.
Son amour était exempt de tout désir. Il n’essayait jamais de s’approcher de Marie. Tout son espoir était pour des temps à venir. Joseph respectait Marie. Il évitait de parler de l’avenir, comme s’il craignait de troubler par là sa tranquillité.
Et le temps passait…
Un jour, les messagers de l’empereur arrivèrent dans les provinces. L’empereur avait ordonné le recensement de ses peuples. Chacun devait se rendre dans sa ville natale afin de se présenter au gouverneur. En apprenant cette nouvelle, Joseph prit peur. Sa première pensée fut pour Marie qui attendait l’enfant sous peu. Elle ne pouvait entreprendre ce voyage dans cet état. Devait-il la laisser seule ?
Joseph alla trouver Marie. Il s’arrêta sur le seuil et l’observa : elle était assise, et cousait pour l’enfant. Ce faisant, elle chantait doucement une simple mélodie.
– 16 –
– Marie !
En entendant la voix de Joseph, elle leva rapidement la tête et tourna un regard interrogateur vers la porte.
– Marie, je dois te dire quelque chose – ne t’effraie pas – je suis obligé de te laisser seule.
– Me laisser seule – en ce moment ?
– Je ne puis faire autrement. Il faut que j’aille à Bethléem, ma ville natale, pour le recensement. C’est l’empereur qui en a décidé ainsi. Tu ne peux entreprendre ce voyage à présent, ce serait beaucoup trop fatigant pour toi.
– Joseph, j’irai avec toi – rester seule – j’en serais incapable !
– Ta mère prendra soin de la maison, elle sera un soutien pour toi.
– Je ne peux pas, Joseph, je ne peux rester sans toi, à moins que tu ne veuilles pas que je t’accompagne.
Une douce émotion envahit Joseph en constatant la détresse de Marie. Elle avait donc besoin de lui, elle ne pouvait se passer de son aide. Eh bien, elle irait avec lui à Bethléem.
– Je n’ai pensé qu’à toi en te faisant cette proposition, Marie. Mais c’est avec plaisir que je vais tout préparer pour que tu aies un peu de confort. Cependant, je crains que le voyage ne soit tout de même trop éprouvant pour toi.
Marie poussa un soupir de soulagement en entendant son consentement. Elle avait été saisie d’angoisse à la pensée d’être obligée de passer les dernières semaines avec sa mère. Elle l’avait vue rarement. Inconsciemment, elle se cramponnait à Joseph qui, par son amour et sa bonté, lui procurait le calme, la tranquillité qu’elle souhaitait tant pour son enfant alors que sa mère troublait sans cesse leur harmonie et leur paix.
– Ce ne sera pas pénible pour moi, Joseph, si je peux rester avec toi, dit Marie affectueusement. Et ces paroles récompensèrent Joseph de toutes ses peines. Elles rendirent cet homme simple si heureux qu’il s’approcha et caressa gauchement les cheveux de Marie. Elle prit sa main calleuse et y posa sa joue…
➙ Le voyage à Bethléem ne fut qu’une longue suite de désagréments pour Marie. Ils s’étaient joints à une caravane et devaient sans cesse aller de l’avant sans pouvoir tenir compte de l’état de Marie.
Le couple fut obligé de loger dans des auberges bondées. Pendant des jours, ils ne trouvèrent dans des chaumières délabrées que des couches misérables où Marie se laissait tomber, à bout de forces. Mais, lorsqu’elle fermait ses yeux brûlants, elle ne pouvait s’endormir avant longtemps. Ce n’était que peu de temps avant le départ qu’elle sombrait dans un sommeil agité.
– 17 –
Elle était contente, malgré tout ; elle souriait à Joseph qui marchait à côté du petit âne qui la portait. Il ne fallait pas qu’il se doutât combien le voyage était pénible pour elle, il ne fallait pas qu’il s’inquiétât à cause d’elle.
Enfin, on approcha de Bethléem – le but était atteint. Le sourire de Marie n’était plus affecté, Bethléem allait la dédommager de toutes les souffrances endurées !
Joseph se redressait à vue d’œil, son pas devenait plus assuré.
– Bientôt, Marie, dit-il en levant le regard sur elle, bientôt tu trouveras le repos. Je choisirai la plus belle auberge, tu auras la plus grande chambre et le lit le plus doux.
Marie en eut un sourire ému.
– Je sais que tu feras tout pour me faire plaisir ; je t’en remercie.
Et ils arrivèrent à Bethléem. La petite ville paraissait surpeuplée. Joseph courut d’auberge en auberge. A chaque fois qu’il saisissait le petit âne par la bride pour le conduire plus loin, son visage devenait de plus en plus triste, ses haussements d’épaules plus désabusés.
Et soudain, alors que partout on lui avait donné la même réponse négative, il entendit derrière lui un cri à demi-étouffé. Joseph se précipita et eut tout juste le temps de recevoir dans ses bras Marie évanouie qui allait tomber de l’âne.
Joseph regarda alentour pour trouver de l’aide. Alors il vit un homme sortir en hâte de la maison devant laquelle ils s’étaient arrêtés. Celui-ci avait remarqué l’incident.
– Porte cette femme dans ma maison, Joseph ben Eli !
Joseph regarda le vieillard bien en face, puis s’écria joyeusement :
– Lévi, ami de mon père, je te remercie !
Puis, suivi de Lévi, il porta Marie dans la maison. Il la coucha avec précaution sur le lit que Lévi lui indiqua. Une servante accourut pour s’occuper de la femme évanouie. Les deux hommes quittèrent la chambre en silence. Joseph serra chaleureusement la main du vieil ami de son père.
– Voilà des heures que nous cherchons à nous loger ; il n’y a de place nulle part ; aucun de nos anciens amis n’a pu nous héberger et maintenant, alors que nous étions complètement épuisés, le ciel nous a conduits devant ta maison !
– Ta joie est prématurée, Joseph ; moi non plus, je ne peux pas t’héberger. Sache que mes fils doivent arriver aujourd’hui même et qu’ils occuperont toute la place disponible.
– Tu ne peux m’accueillir ? Il n’y a pas de place ? Mais il le faut, Lévi ! La grossesse de ma femme est fort avancée, elle mourrait si elle ne pouvait trouver de repos. Il doit tout de même bien y avoir quelque part un endroit où elle puisse se reposer !
– 18 –
Le vieux Lévi secoua la tête, puis il murmura :
– Si tu voulais te contenter d’un gîte à la bergerie…
– Volontiers, Lévi. Oh, n’importe où – pourvu qu’elle puisse se reposer.
– Les moutons sont dans les champs, peut-être pourriez-vous vous installer, si vous voulez bien vous en contenter…
– Merci, Lévi, merci ! Il serait bon que je puisse y aller tout de suite pour y mettre un peu d’ordre. Nous y serons comme dans un palais, nous sommes tellement fatigués !
Lévi se leva avec complaisance. « Viens, je vais te montrer le chemin, mais je crains… » Le reste ne fut qu’un murmure indistinct.
Joseph suivit le vieillard. Il était content. Il se mit à nettoyer l’étable avec zèle. Il s’efforça aussi d’y mettre un peu d’ordre.
Ce n’était pas la plus belle auberge de la ville qu’il avait trouvée, ni la plus grande chambre, ce n’était qu’une bergerie vide, basse et étroite ; de tout ce qu’il avait espéré, il ne restait qu’une dure couche de paille et cependant, elle semblait parfaite à Joseph. Il avait trouvé pour sa femme un endroit où elle pourrait se reposer un jour ou deux tout au plus. D’ici là, il aurait depuis longtemps découvert une auberge où se loger convenablement. Fort de cette perspective réconfortante, il alla voir Marie.
➙ Des rayons argentés filtraient par les petites fenêtres de l’étable. Scintillants, ils glissaient à travers la pièce sombre, effleuraient le sol inégal, passaient par-dessus les crèches où pendaient encore quelques bribes de foin puis s’attardaient longuement sur la silhouette de Marie endormie.
La dormeuse poussa un soupir – un faible gémissement. Puis un tremblement la parcourut tout entière. Elle se réveilla.
Elle avait dormi profondément et sans rêves pendant quelques heures. Telle une mère pleine de sollicitude, le sommeil avait enveloppé la jeune femme épuisée, lui faisant tout oublier.
Marie ne reconnut pas tout de suite l’endroit où elle se trouvait. Ce n’est que peu à peu qu’elle se souvint d’être à Bethléem dans une étable.
Elle leva les yeux vers les deux minuscules fenêtres à présent inondées d’une clarté argentée. Marie était tout à fait réveillée, délivrée de cette fatigue paralysante qu’elle avait éprouvée tout au long du voyage.
Alors une douleur aiguë la pénétra, la même qui l’avait réveillée. Marie ouvrit la bouche comme pour lancer un appel, mais elle tourna son regard avec angoisse du côté où Joseph s’était allongé. Sa respiration régulière prouvait à Marie qu’il dormait profondément. Il ne fallait pas le déranger !
– 19 –
Sans tourner la tête, elle contempla de nouveau le clair de lune. Combien de fois déjà ne s’était-elle pas trouvée allongée ainsi pendant la nuit ! Le calme et la douce clarté qui emplissaient la pièce lorsque cette pâle lueur se manifestait, exerçaient invariablement sur Marie un charme profond et inexplicable. C’est alors que toutes les tensions de son corps faisaient place à une bienfaisante détente.
Que ce serait beau si les hommes portaient un tel calme en eux ! S’ils étaient nets et purs comme de précieux instruments qui, sous la main du Créateur, pourraient rendre des sons clairs et vivants ! Au lieu de cela, ils ne portent en eux que confusion et remplissent leurs journées d’idées orgueilleuses qu’ils essaient de transposer dans la réalité. Oh, qu’il fasse clair un jour, que la Lumière perce ces ténèbres !
– Seigneur, quand enverras-Tu le Messie promis ? Ne m’a-t-il pas déjà été permis de contempler la Lumière ? Des êtres merveilleux ne m’ont-ils pas dit que Tu étais près de moi ? Pourquoi est-il donné à une simple fille comme moi de voir des choses qui demeurent cachées aux autres ? Est-ce vraiment Ta grâce qui m’as rendue si calme ? N’était-ce pas une illusion ?
– Marie !
– Joseph ?
– Tu m’as appelé ?
– Mais dors, Joseph ! Je n’ai pas…oh, Joseph ! Elle gémit douloureusement.
D’un bond, Joseph fut sur pied. Il jeta en hâte son manteau sur ses épaules.
– Ce sont les douleurs, Marie ?
Elle ne répondit pas, se contentant de le regarder, mais il lut la réponse dans ses yeux.
– Je vais chercher du secours ; attends, je serai bientôt de retour. La voix de Joseph était rauque, l’émotion l’étranglait. Puis il sortit précipitamment dans la nuit.
Dehors, il s’arrêta, comme fasciné. Oubliant tout, il leva le regard vers le ciel – ses yeux s’agrandirent subitement, car une implacable clarté rayonnait à la verticale au-dessus de lui, l’obligeant à pencher fortement la tête en arrière pour voir l’étoile qui brillait là-haut.
Joseph regarda l’étoile à la queue étincelante et en frémit. Il lui sembla que l’air tremblait autour de lui, chargé de tension. Voilà ce que Joseph éprouvait. – Cette étoile – elle annonce le Messie, le Sauveur ! Et cette nuit ta femme aussi attend un enfant ! Joseph tressaillit – il l’avait oublié : Marie attendait du secours ! Il fit un violent effort sur lui-même et courut dans la rue.
Une femme venait à sa rencontre ; il ne la vit pas, tant sa hâte était grande, et il poursuivit sa course effrénée.
Mais la femme aperçut l’étoile, elle vit un rayon lumineux toucher une maison basse pendant quelques secondes et, instinctivement, elle y courut. Sans penser que cette modeste bâtisse était une étable, la femme ouvrit doucement la porte. Pleine d’espérance, elle regarda à l’intérieur mais, éblouie, chancelante, elle recula. Cette clarté était insupportable pour elle.
– 20 –
– Mon Dieu, pria-t-elle, donne-moi la force de comprendre !
Elle perçut un faible gémissement. Alors elle fit un suprême effort et put entrer librement.
➙ Lorsque Joseph revint, il vit de la lumière briller à travers les petites fenêtres. La femme qui l’accompagnait l’avait suivi de mauvaise grâce. Cet appel nocturne l’importunait. A l’instant même où ils arrivèrent à l’étable, la porte s’ouvrit. Une femme en sortit, ses traits étaient transfigurés. Joseph l’écarta rapidement mais, après avoir jeté un regard sur Marie, il se retourna.
– Marie ? Ce n’est donc pas … ?
– Ta femme t’a donné un fils, je l’ai aidée…
Alors il se hâta d’entrer en fermant soigneusement la porte derrière lui.
➙ Un brouhaha se fit entendre. Des formes sombres arrivaient au loin. Comme poussés par quelque force supérieure, des bergers, des femmes, des enfants approchaient. Le calme de la nuit en était troublé.
Et l’étoile, qui était toujours là, leur montrait le chemin. Comme signe visible, elle dardait ses rayons sur la toiture basse de l’étable. Tous la voyaient.
« Le Messie – le Sauveur ! » Ces exclamations montaient vers le haut, couvrant le bruit confus des voix, forçant inexorablement les hommes à lever les yeux.
➙ Joseph s’était agenouillé près de sa femme. Il la considérait en silence ; telle une enfant fatiguée, elle avait tourné la tête de côté. L’enfant reposait paisiblement dans une crèche. Aucun bruit ne troublait la grandeur du moment.
– Marie !
Elle tourna son visage vers lui. Ses yeux brillaient.
– Sais-tu, Marie, qu’une étoile se tient au-dessus de notre toit ?
– Je le sais, Joseph.
– Et sais-tu également ce qu’annonce cette étoile ?
– Le Messie !
Joseph avala péniblement sa salive – mais il ne dit plus rien. Il se contenta de poser sa tête sur la main que Marie avait abandonnée sur la couverture.
– 21 –
Marie sentit le dos de sa main devenir humide des larmes de Joseph ; elle ne bougea pas.
Ce profond silence ne tarda pas à être interrompu par des coups discrets frappés à la porte. Joseph se leva pour aller ouvrir.
Il vit avec stupeur une foule de gens qui, serrés les uns contre les autres, peureux et craintifs, attendaient immobiles.
– Que voulez-vous ? s’enquit-il d’un ton bourru.
Une enfant, une toute petite fille, s’avança timidement.
– Nous voulons voir le Messie – là ! La femme nous a dit qu’il était ici !
Joseph, hésitant, se tourna vers Marie ; celle-ci inclina la tête en souriant.
Alors tous se pressèrent à l’intérieur, jusqu’à ce que l’étable fût pleine de monde. Ils s’inclinèrent humblement devant la crèche dans laquelle un tout petit être était couché.
Les rudes bergers s’appliquaient à rester calmes. A voix basse, ils racontaient comment ils avaient aperçu l’étoile et comment quelques-uns d’entre eux avaient vu l’ange du Seigneur qui leur avait annoncé la naissance du Fils de Dieu et montré l’étable.
Ces gens simples étaient alors rentrés chez eux – ils étaient allés chercher femmes et enfants – puis ils avaient suivi le rayon de l’étoile jusqu’à ce qu’ils aient trouvé l’étable.
Comme leurs yeux brillaient ! Avec quelle ardeur ils souhaitaient pouvoir servir le Messie ! Un bonheur s’était emparé d’eux. Dans leur béatitude, ils auraient voulu courir annoncer la bonne nouvelle à tous !
Ils avaient peine à partir. Ils ne pouvaient s’empêcher de rester là à contempler l’enfant jusqu’au moment où, Marie ayant besoin de repos, Joseph les pria de s’en aller…
➙ Marie aspirait à retourner chez elle, elle désirait être seule. Elle ne comprenait toujours pas l’événement si grandiose qu’elle venait de vivre.
Bethléem voyait dans son enfant le Sauveur. On exultait, on s’émerveillait et on priait humblement devant la crèche. Trois jours durant, l’étoile resta au-dessus de la maison, tel un gardien fidèle. Son éclat appelait les hommes. L’étoile avait rassemblé riches et pauvres et guidé vers Bethléem trois princes venus de pays lointains.
Ils avaient été choisis pour aplanir sur Terre le chemin du Fils de Dieu. Ils avaient pour mission de protéger le trésor le plus sacré que la Terre portait alors. C’était là ce qu’ils avaient eux-mêmes demandé dans leurs prières. Tel était le but de leur vie terrestre.
– 22 –
Certes, ils arrivèrent ; certes, ils apportèrent des présents puisés dans leur superflu ; mais ensuite ils repartirent. Ils ne tinrent pas le serment qu’ils avaient fait jadis au Créateur. Ils abandonnèrent le Fils de Dieu, sans protection. L’enfant, qui éveillait déjà les soupçons des Romains, se trouvait impuissant et n’aurait pu résister aux premiers dangers.
Les maisons des riches bourgeois s’ouvraient ; de tous côtés, on priait Marie de quitter la petite étable, mais elle s’y refusa. Non, elle voulait être seule, libre de toute influence et retourner dès que possible à Nazareth.
Dans le calme de sa maison, elle voulait être seule à goûter son bonheur. Tout son amour allait à l’enfant ; elle en était entièrement absorbée.
➙ Et pendant ce temps, Créolus errait par les rues de Nazareth. Après avoir patienté des journées entières, s’attendant à chaque instant à apercevoir Marie, il commença à s’inquiéter. Il lutta longtemps contre le désir de demander des nouvelles de Marie à une des femmes près de la fontaine jusqu’à ce que, incapable de supporter cette incertitude plus longtemps, il se rendit à la fontaine pour y attendre les femmes.
Il était encore tôt. Il s’enveloppa en frissonnant dans son large manteau, car l’humidité réussissait même à traverser l’épais tissu.
Lorsque le ciel s’éclaira peu à peu et que les premiers rayons du soleil laissèrent voir l’horizon d’un gris argenté, il s’assit au bord de la fontaine avec un soupir. Inconsciemment, il avait pris la même attitude que celle de Marie, le jour où il la vit pour la première fois.
Pourtant, si les traits de Marie avaient alors semblé inondés de pureté, ceux de Créolus trahissaient une anxieuse attente. L’inquiétude se lisait dans ses yeux ; elle ne l’avait plus lâché depuis qu’il avait quitté Marie. Les commissures de ses lèvres tremblaient ; l’air tourmenté, il fronçait les sourcils. Seules ses mains, qui enlaçaient ses genoux, étaient immobiles.
Longtemps Créolus regarda droit devant lui ; mais ses yeux ne voyaient rien, ils étaient comme éteints. Puis ses paupières s’abaissèrent sur son chagrin caché – jusqu’au moment où il entendit des voix près de lui, alors il se redressa.
Pendant ce temps, les femmes s’étaient approchées. Leurs bavardages cessèrent à la vue du Romain qui, depuis plusieurs jours, rôdait autour de la fontaine. Jamais il ne leur avait adressé la parole, mais les femmes avaient remarqué que ses regards inquiets allaient de-ci de-là, comme s’il cherchait quelqu’un.
Cette fois encore, Créolus examina les femmes qui approchaient jusqu’à ce que, déçu, il détournât la tête. Mais ensuite il les aborda d’un air résolu.
– Je cherche une jeune fille parmi vous ; elle s’appelait Marie. Pouvez-vous me dire où je puis la trouver ?
Il scrutait les visages étonnés de ces femmes.
– 23 –
– Si tu cherches cette Marie qui est actuellement la femme de Joseph, elle n’est pas à Nazareth. Elle est partie pour Bethléem, il y a quelque temps, avec son mari, à cause du recensement.
Créolus sourit.
– Non, ce n’est pas cette Marie-là que je cherche, c’est à une autre que je pense.
– Ne peux-tu pas nous décrire cette jeune fille ?
Créolus sourit de nouveau.
– Eh bien, elle est belle, elle a de grands yeux noirs…
– Et elle porte un manteau bleu ?
– Oui.
– Alors, c’est bien celle dont nous te parlons !
– Impossible !
– Mais il n’y a qu’elle qui réponde à ta description !
Créolus secoua vivement la tête. Un lourd silence planait sur lui et sur toutes les femmes.
Son visage trahissait un étonnement incrédule. Ses yeux gris semblaient se perdre dans des lointains infinis. Comme pour se protéger, il avait levé les mains.
Puis il s’affaissa. On aurait dit que toute force avait abandonné son corps. Sa bouche s’ouvrit, mais il lui fallut d’abord humecter ses lèvres avant de pouvoir parler.
– C’est une erreur ! Assurément, c’en est une ! Vous vous trompez !
Les femmes prirent peur : le ton de sa voix avait monté, ses dernières paroles résonnèrent à leurs oreilles comme le tonnerre, comme une farouche menace !
Créolus s’était déjà détourné. Ces mots « vous vous trompez ! » lui avaient redonné courage.
Il pressait de plus en plus le pas, comme s’il fuyait devant une chose horrible. La peur l’envahit. Les paroles des femmes le poursuivaient. Créolus eut beau faire ressurgir ses doutes quant à la véracité des affirmations des femmes, il ne fut rassuré que pour quelques secondes.
Ce qu’il avait entendu le pénétrait d’une façon toujours plus cuisante.
– Oh, dieux, cela ne peut être vrai !
Il cria ces mots dans la forêt qu’il venait d’atteindre et où ses pas l’avaient conduit.
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Puis, fatigué, il s’adossa à un arbre. Son agitation tomba comme un fardeau qu’il était incapable de porter plus longtemps. Sa tête s’appuya contre la dure écorce du tronc. Il se calma lentement, sa respiration s’apaisa. Il s’éloigna du tronc de l’arbre et emprunta le chemin où, quelques mois plus tôt, il avait suivi Marie.
Créolus s’arrêta longtemps à l’endroit où son bonheur avait commencé. Son âme revécut leurs adieux. Il revit l’attitude absente et étrange de Marie et crut entendre de nouveau ses paroles prononcées d’une voix neutre :
– Je t’attendrai, je t’attendrai toujours…
Un souffle léger lui caressa la tête, comme la main fraîche et douce de Marie.
– Je te sens, Marie ; où que tu te trouves, tu es près de moi, dit-il presqu’imperceptiblement.
Créolus rentra tard dans la ville. Il ne cherchait plus : il était persuadé qu’il retrouverait Marie – même sans la chercher.
Mais, pendant la nuit, il se sentit oppressé, sa respiration était saccadée, et il se réveilla trempé de sueur.
N’était-ce pas là la voix de Marie qui avait crié son nom d’un ton suppliant ? Il regarda autour de lui, ne sachant pas où il était. Puis, lorsque la mémoire lui revint, sa respiration se fit pénible. Il sentait confusément que Marie était dans la détresse.
Devenu très inquiet, il se leva et s’habilla en hâte. Allait-il reprendre ses promenades nocturnes ? Non, cette fois-ci, il ne sortit que sur le balcon attenant à sa chambre.
La maison appartenait à un Romain ; c’était une des plus belles de Nazareth. Créolus était l’hôte d’un riche marchand.
L’atmosphère feutrée de cette demeure, où d’épais tapis étouffaient tout bruit, exerçait un effet calmant sur ses nerfs à vif.
A présent, Créolus songeur contemplait le vaste jardin qui se déroulait en terrasses sur la colline. Plus loin encore, il regarda la ville située en contrebas ; il n’y distinguait plus la moindre lumière.
Puis ses yeux interrogèrent le ciel, cette haute coupole parsemée d’étoiles qui formait une voûte au-dessus de lui.
De nouveau, une lourde oppression envahit son âme ; il avait peine à respirer et, d’une main, il desserra son col alors que de l’autre, il s’appuyait lourdement sur la balustrade de pierre.
C’est alors qu’une lumière l’aveugla. Créolus chancela. Son regard était fixé sur un nouvel astre brillant, une comète. Il crut apercevoir des rayons jaillir de sa queue et toucher la terre dans une direction bien déterminée.
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– Cela a un sens – il n’y a pas le moindre doute ! Je considère que c’est là le signe que tu es heureuse, Marie ! Je sens que les femmes ont dit vrai – tu es l’épouse d’un autre. Pourquoi n’as-tu pas attendu, Marie ? La confiance t’a-t-elle manqué à ce point ? Ou bien avais-tu déjà renoncé lorsque je te quittai ? Savais-tu que je voulais uniquement te consoler – que je ne croyais pas moi-même à ce que je disais ?
Et maintenant que les dieux ont entendu mes prières, qu’ils ont pu me libérer des chaînes d’Auguste, maintenant que je rentre à Rome, tu n’es plus là ! Et je venais te chercher, Marie, tu devais être ma femme et venir à Rome avec moi !
En soupirant, Créolus s’assit sur la balustrade du balcon. Son dos était appuyé contre une colonne. Il resta ainsi longtemps à écouter les voix de la nuit. Son âme était auprès de Marie.
➙ Les événements se déroulaient inéluctablement. Ils arrivaient, ils submergeaient tous les participants comme une vague lourde de conséquences. Il semblait à Marie qu’une main puissante la portait, la poussait en avant. Toutefois, elle n’en ressentait les bienfaits que de plus en plus rarement.
Elle avait donc décidé Joseph à partir avec elle et l’enfant pour un autre pays. Elle-même croyait avoir été entraînée à agir par crainte des bavardages mais, en réalité, il y avait en elle une sorte de peur qui la poussait sans cesse à fuir. Assurément, on avait parlé à Nazareth d’un Romain qui l’avait désespérément cherchée. Le cœur de Marie se serra douloureusement. Il lui était encore impossible d’oublier ; Créolus était toujours vivant en elle.
– Partir – simplement partir ! pensa-t-elle alors qu’elle tenait l’enfant sur ses genoux et le regardait en silence.
Inconsciemment, elle entoura le petit corps de ses bras comme pour le protéger.
L’enfant se réveilla – ses yeux sombres contemplèrent le visage de Marie penché sur lui. Ses petites mains saisirent en jouant le voile clair posé négligemment sur les épaules de sa mère. Il toucha ses joues, la bouche souriante, puis un éclair de joie passa sur son petit visage d’enfant, il sourit à Marie jusqu’à ce que lentement ses paupières s’abaissent de nouveau…
➙ Le cœur gros, Joseph céda aux supplications de sa femme. Il quitta donc sa maison, laissant derrière lui tout ce qui lui appartenait. Il confia son atelier à son meilleur ouvrier et le chargea de la gestion de ses biens. S’étant ainsi rendu entièrement libre, il partit pour l’Egypte avec Marie et l’enfant. Il plaignait l’enfant d’avoir à supporter à son âge les fatigues d’un voyage en Egypte de plusieurs semaines, ou peut-être même de plusieurs mois.
Joseph lutta pendant des années pour faire vivre sa famille au milieu d’étrangers avec lesquels, en tant que Juif, il ne se sentait pas en affinité. La nostalgie du pays natal le minait. Une sourde rancœur s’éveillait en lui lorsqu’il pensait à Marie. Ne voyait-elle pas combien il souffrait ? Ne se doutait-elle pas des soucis qui le tourmentaient ? Marie était gaie, elle se consacrait uniquement à l’enfant, elle revivait littéralement parmi ces gens qui lui étaient tout aussi étrangers qu’à Joseph.
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Il se demandait souvent s’il ne devait pas retourner chez lui et imposer sa volonté à Marie, mais il ne put s’y résoudre. Il préférait serrer les dents et continuer à lutter.
Pendant ce temps, l’enfant grandissait : il devenait un petit garçon éveillé qui observait le grave et silencieux Joseph, si souvent plongé dans la mélancolie. Lorsque celui-ci était plongé dans ses pensées, le petit trottinait jusqu’à lui et timidement il posait sa petite main sur le genou de Joseph. Les yeux interrogateurs du garçon ne quittaient pas ceux de Joseph avant que ce dernier n’ait posé sa lourde main calleuse sur les boucles soyeuses de l’enfant. C’était là le signal. Un, deux, trois – le petit garçon grimpait sur ses genoux et se serrait contre lui. Alors une vague de réconfort pénétrait l’homme qui se croyait si seul. Comme il aimait cet enfant ! C’était son unique ami dans ce pays. Marie menait sa vie à elle. Elle était si sûre et si calme, il s’imaginait parfois qu’elle n’avait plus du tout besoin de lui. Mais cet enfant l’aimait, il recherchait sa compagnie ; Joseph s’occupait de lui comme s’il était son propre fils.
– Tu es triste, père ?
Joseph sourit : Non, non, mon enfant. Je pensais seulement à Nazareth, la ville où j’habite, et à Bethléem, ma ville natale où tu es né, toi aussi.
– Pourquoi n’y habitons-nous pas ?
Joseph haussa les épaules avec lassitude.
– Mère n’est-elle donc pas de Nazareth ?
– Si, mon enfant !
– Pourtant, elle n’est pas triste !
– Ta mère est heureuse.
– Mais moi, je ne suis pas heureux de te voir si triste !
Graves et interrogateurs, ses yeux noirs se levèrent sur Joseph que l’émotion étreignit. Il serra l’enfant bien fort contre lui, puis dit d’une voix rauque :
– Sois donc gai, mon petit ! Qui sait ? Peut-être y retournerons-nous tout de même, et alors nous nous réjouirons d’autant plus !
– Oui, rentrons à Nazareth ! s’écria joyeusement l’enfant qui, s’étant laissé glisser des genoux de Joseph, courut aussi vite qu’il le put vers la porte.
Et Marie ne put résister aux prières de l’enfant, qui trahissaient si clairement son affection pour Joseph. Elle écouta le garçon en souriant. Mais elle eut un choc en constatant que l’enfant avait été meilleur observateur qu’elle. Ne lisait-on pas le reproche dans ses yeux limpides ? Une voix l’exhortait doucement : « Sache te dominer, sois ferme, afin que cet enfant ne voie pas tes faiblesses ! »
Le regard songeur de Marie se posa longuement sur son fils. C’était Créolus – trait pour trait – mais sur son visage se lisait encore autre chose qui rappelait sans cesse à Marie le moment de la naissance, le signe dans le ciel et la foule qui avait considéré l’enfant comme le Messie.
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– Comme la foi s’envole rapidement, fut-elle amenée à penser. A présent, personne ne pense plus à cet événement, pour moi aussi, tout cela semble se voiler peu à peu. Était-ce un hasard ? Un rêve ? Jésus est un enfant comme tous les autres. Il n’a rien de particulier. Il est aussi naturel qu’un enfant peut l’être. Du sang romain coule dans ses veines, il est courageux, il sait ce qu’il veut, d’autre part, il possède la douceur des Juifs. Cependant, dans ses yeux et autour de sa bouche je vois une expression que je ne puis interpréter et que je crains, moi, sa mère !…
➙ Les années passèrent, apportant alternativement leur lot de joie et de chagrin, de soucis, de peine et de victoires. La maison de Joseph à Nazareth, où la famille était revenue, n’était plus vide et silencieuse à présent. Jésus avait des frères, quatre frères, qui emplissaient la maison de leur tapage et s’appropriaient sans plus la place de l’aîné. Ils étaient le centre d’attention, tout semblait tourner autour d’eux. Les parents riaient de leurs plaisanteries. Jésus, adolescent, se retirait volontiers. Il travaillait en silence à l’atelier du père ; personne ne faisait spécialement attention à lui, personne ne se doutait de ce qui agitait l’âme de ce jeune homme si réservé.
Marie, très occupée pendant la journée, ne trouvait pas le temps de parler à son fils. Souvent, le soir, lorsque tous prenaient le repas en commun, ses regards se posaient furtivement sur Jésus, puis s’attardaient sur lui avec une expression songeuse. La différence entre Jésus et ses frères ressortait toujours davantage. Marie craignait parfois qu’il ne se rendît lui-même compte du peu de points communs qu’il avait avec Joseph. Si calme que fût Jésus, il brillait parfois dans ses yeux une flamme qui l’effrayait. Jésus avait une façon de porter la tête que Marie ne pouvait s’empêcher de trouver autoritaire, et ceci malgré un grand calme empreint de bonté et de douceur.
Au cours des années, Marie avait presque oublié sa propre nostalgie de jeunesse : l’aspiration à la liberté de l’esprit. Cette nostalgie s’était endormie sous les mille petits soucis quotidiens. De temps à autre seulement, Marie sentait qu’autre chose reposait au fond d’elle-même.
Mais elle ne se posa pas de questions et ce désir se fit sentir de moins en moins souvent ; finalement, il ne la troubla pratiquement plus, et Marie l’oublia.
Et si parfois Jésus s’approchait d’elle avec une question, question qu’elle aussi avait portée brûlante en elle pendant sa jeunesse et à laquelle le prêtre n’avait pu répondre, alors lui venaient aux lèvres des paroles en contradiction avec la religion, des interprétations contraires aux dogmes de l’Église.
Mais Marie se retenait de parler. La peur que le Romain puisse se réveiller chez l’enfant la rendait muette. Elle payait de paroles creuses Jésus qui la regardait plein d’attente. Elle le laissait aux prises avec le chaos que créaient en lui les doctrines de l’Église et sa propre et claire intuition.
Marie croyait pouvoir endiguer un fleuve puissant ; elle ne voyait pas que c’était précisément en agissant ainsi que ce fleuve atteindrait une force irrésistible qui, un jour, romprait tous les obstacles. Elle était obsédée par la crainte que l’origine de l’enfant puisse plus tard causer sa perte. Elle voulait éviter à tout prix que Jésus attirât l’attention sur lui. Elle aurait préféré le cacher.
C’est pourquoi elle cherchait à lui couper les ailes, c’est pourquoi elle lui prêchait une obéissance aveugle envers les prêtres et c’est pourquoi elle refusait à son fils ce que le véritable amour lui soufflait.
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Marie luttait de toutes ses forces contre cet amour. Elle s’interdisait toute liberté, devenait toujours plus rigide jusqu’à atteindre une inertie intérieure qui ne laissait transparaître aucune vie et plus aucune chaleur. Elle ressentait que son fils était déçu par elle et cela brûlait en son for intérieur, tel un poison corrosif, mais elle le supportait, croyant par là lui être utile.
Joseph ne remarquait rien de tout cela. Sa nature droite et simple ne le portait guère à l’observation. Pour lui, tout en Jésus était parfaitement clair ; c’était un être humain qu’il prenait tel qu’il était. Joseph ne pensait même plus que Jésus n’était pas son propre enfant. Il l’avait entièrement adopté ; jamais il ne trouvait une occasion de le gronder. A quoi bon se tracasser alors ?
Par contre, empli d’orgueil, il vantait à ses amis le travail de « son aîné ».
A vrai dire, l’atelier confié à son fils était entre d’aussi bonnes mains que dans les siennes.
Et bientôt arriva le moment où Jésus dut se charger de l’affaire du père. Une courte maladie – et Joseph quitta ce monde : il trépassa doucement, sans combat, tout simplement, comme il avait vécu.
Jésus était au chevet du père ; il tenait la main du malade et le regardait dans les yeux.
Joseph le contempla avec calme et sérénité.
– Je dois bientôt vous quitter, le sais-tu ? Joseph avait prononcé ces paroles à voix basse. Jésus inclina gravement la tête…
– T’occuperas-tu de la mère et de tes frères ?
– Je resterai près d’eux, père, jusqu’à ce qu’ils puissent se tirer d’affaire seuls.
– Et la mère ?
– Je ne la quitterai pas, à moins … qu’elle ne me quitte !
Le malade respira, soulagé.
– Je sais, Jésus, que tu es le meilleur d’entre nous ; on peut compter sur toi !
Soudain, les yeux de Joseph s’agrandirent ; il vit la Croix derrière Jésus et, planant au-dessus d’elle, la Colombe irradiante de rayons lumineux !
– Jésus, balbutia-t-il, tu l’es… tu l’es réellement ! Seigneur, je Te remercie de m’avoir permis de voir cela !
La béatitude illumina les traits de Joseph.
La main fraîche et dispensatrice de force du Fils de Dieu se posa sur le front du mourant puis ferma doucement les paupières sur les yeux éteints.
– 29 –
Jésus resta longtemps en prière, devant le lit du mort. Puis il alla trouver Marie… Elle était assise dans la salle et tissait.
Jésus s’assit tranquillement à ses côtés. Marie l’interrogea du regard : « Comment se porte le père ? »
– Il va bien, mère ; il vient de nous quitter.
Marie ne répondit rien ; elle ne pouvait détourner ses regards du visage de son fils d’où n’émanait aucune douleur, mais seulement une paix profonde.
S’étant levée péniblement, elle passa inconsciemment la main sur son front, puis sortit lentement.
Elle s’approcha du lit de Joseph et contempla longuement le visage immobile de celui qui l’avait quittée. Une profonde mélancolie l’envahit ; elle était seule à présent – sans ami – seule à se tourmenter pour son fils.
➙ Ce fils devenait toujours plus incompréhensible pour Marie. Il s’éloignait d’elle et prenait une direction totalement opposée ; il allait droit son chemin. Jamais Marie ne posait de question, elle redoutait la réponse. Elle refusait à tout prix d’y voir clair, car cela équivaudrait à une séparation complète. Marie traînait donc un fardeau qu’elle s’était elle-même imposé et qui pesait lourdement sur son âme.
Pendant ce temps, Jésus dirigeait tranquillement les affaires de la menuiserie. Il essayait aussi de remplacer le père auprès de ses frères. Il avait beau être jeune, il savait être le chef de la famille.
L’annonce qu’il y avait un nouveau prophète parvint à Nazareth. Le peuple l’appelait Jean-Baptiste. On disait que son langage était puissant et tellement pénétrant que les pécheurs les plus endurcis faisaient pénitence. Les voyageurs qui venaient de Jérusalem racontaient que ce prophète vivait au bord du Jourdain et y baptisait les convertis.
Marie prit peur. Elle avait lu dans les yeux de son fils une profonde nostalgie ! Dès l’instant où il avait entendu parler de Jean, il s’était tellement replié sur lui-même qu’elle craignait que Jésus ne la quittât. Que se passait-il en lui ? Comment se faisait-il qu’il avait un regard si lointain, comme dans l’attente de quelque dénouement ?
En effet, Jésus vint la trouver. Elle reconnut son émotion à ses gestes saccadés. Marie fit un effort sur elle-même. Elle se redressa et lui demanda :
– Mon fils, je vois que tu te tourmentes – ne veux-tu pas te confier à moi ?
Jésus regarda résolument sa mère ; il se tenait droit devant elle.
– Je vais te dire ce que c’est, mère. Laisse-moi partir – aller trouver Jean !
– 30 –
– Tu désires tellement entendre la Parole de Dieu ? Pourquoi alors cette perpétuelle opposition intérieure aux fêtes que nous célébrons ici à la synagogue ? Tu évites toute rencontre avec les prêtres qui expliquent l’Ecriture Sainte, les Commandements du Seigneur ! Crois-tu entendre autre chose de la bouche de ce prophète ?
– Si cet homme est un Envoyé du Seigneur – assurément !
– Sais-tu que tu accuses ainsi d’hérésie les docteurs de la loi ?
Jésus rejeta la tête en arrière. « Je ne saurais employer d’autre terme ! »
Marie respira péniblement. « Et tu abjurerais notre ancienne croyance ? »
– Oui ! Je n’obéirais jamais aux lois telles qu’elles sont interprétées actuellement. C’est le mensonge que les prêtres répandent. Ils sèment la paresse, ils emploient des mots dont ils ignorent le vrai sens. Je ne me résigne pas – parce que je ne le puis !
– Tu apprendras cela, mon fils – tout comme je l’ai appris.
– Toi aussi, tu avais des doutes, mère ?
Marie se contenta de hocher la tête. « Bien des choses sont confuses lorsqu’on est jeune – on ne comprend que beaucoup plus tard qu’il est préférable de se soumettre. »
Jésus regarda sa mère avec tristesse.
– Parce que c’était plus facile. Le courage d’être heureuse t’a fait défaut, mère !
Marie tressaillit, comme si elle avait reçu un coup. Elle resta longtemps silencieuse, puis dit avec peine :
– Va trouver le prophète, et vois si tu trouves ce que tu désires ! Alors elle se retourna et se dirigea vers sa chambre d’un pas traînant.
➙ Puis vinrent pour Marie des jours, des semaines qui la minèrent intérieurement. En un morne désespoir, elle se désintéressait de tout. Elle allait et venait dans la maison, le regard vide, sans faire attention aux enfants qui l’observaient avec surprise. Qu’attendait-elle encore ? Jésus ? Il était perdu pour elle à jamais. Pourquoi ces tortures qu’elle s’était elle-même créées ? Pourquoi s’accusait-elle d’être seule responsable ? Marie était au bord du désespoir. Dans sa détresse, elle n’avait personne à qui se confier. Elle avait toujours été seule, toute sa vie durant ! Elle n’avait pas eu de mère à qui parler ouvertement – Joseph était mort – Jésus était parti ! Il l’avait quittée.
Elle se faisait des reproches, et pourtant elle éprouvait de l’amertume contre le sort injuste qui lui était imposé.
De nouveau, un fils dirigeait tout ; il était encore jeune, mais conscient de ses responsabilités. Pourquoi ne s’en réjouissait-elle pas ? Pourquoi ne pouvait-elle oublier l’autre qui l’avait quittée ? On ne manquait de rien, la maison était largement pourvue – et pourtant, elle avait la nostalgie de son aîné. La nuit, des heures entières, Marie, étendue sur sa couche, s’efforçait d’y voir clair. Comme jamais encore elle ne l’avait fait de sa vie, elle luttait pour comprendre. C’était en vain qu’elle tentait de chasser les reproches muets qui l’obsédaient.
– 31 –
– Ce n’est pas ma faute, j’ai pourtant tout essayé pour lui faire entendre raison !
– Mais, t’y es-tu prise comme il le fallait ?
– J’ai tout fait pour l’élever selon la foi véritable.
– L’as-tu fait vraiment ? Était-ce juste de l’envoyer voir les prêtres lorsque tu n’avais pas le courage de répondre à ses questions ?
– Du sang romain coule dans ses veines ; il lui fallait une discipline sévère.
– N’étais-tu pas convaincue autrefois que les hommes de toute race étaient égaux devant Dieu ? Est-ce que la haine de ton peuple contre les Romains ne te révoltait pas ? N’aimais-tu pas un Romain et n’était-il pas noble et bon ? Le fils de Créolus peut-il être assez bas pour avoir besoin d’une discipline sévère ?
Ces questions obsédaient Marie au point que, toute désemparée, elle n’était plus capable de trouver une réponse.
– Reviens en arrière, abandonne cette raideur factice, aime ton fils, aie confiance en lui, laisse-le aller son chemin et suis-le !
– Je ne le peux ! J’en suis incapable ! La peur qu’il lui arrive quelque chose me tuerait. Il me faut employer tous les moyens pour le retenir – c’est un rebelle, il se révolte contre l’Église ! Ce qu’aucun prophète n’a encore osé faire, il l’entreprend comme si c’était sa mission ! Seigneur – et il devait être le Messie – Réponds-moi ! Donne-moi un signe !
Un calme oppressant… aucune réponse ne vint… Depuis longtemps les doutes avaient rompu les liens avec les régions supérieures.
➙ Cependant, lorsque Jésus revint, il était tout autre. Ses yeux brillants rayonnaient de clarté.
Marie ne demanda rien – il lui suffisait de le voir.
Il plongea un regard interrogateur dans les yeux de sa mère.
– Je vois que tu es satisfait, mon fils. Ayant cherché un appui derrière elle, elle s’adossa au bord de la table. « Tu cours à ta perte, tu es poussé par l’illusion de devoir guider les hommes – ils t’anéantiront ! »
Soudain, elle leva les mains en l’implorant :
– Mon enfant, dit-elle, et l’angoisse donnait à sa voix un timbre particulièrement émouvant, je t’en supplie, quitte cette voie ! Si tu as une autre conviction, alors garde-la, mais n’en parle pas – il n’y a pas un seul homme sur Terre qui la comprenne ! Quoi que tu puisses donner, pas un seul ne t’en sera reconnaissant. Tu ne réussiras qu’à te faire des ennemis dans toutes les classes sociales, ils te poursuivront de leur haine, ils causeront ta perte – ils te tueront ! J’ai peur pour toi, je ne trouve plus de repos.
– 32 –
– Mère, dit Jésus tendrement, pauvre que tu es de ne pouvoir me suivre ! Mais il ne s’agit pas de moi ! Il s’agit d’une chose sublime – de la Vérité ! Et dire que cela ne te transporte pas et ne réussit pas à te faire oublier tes préoccupations personnelles ! Vois, je suis désigné pour apporter la Vérité à tous les hommes – je ne puis agir autrement ! Abandonne cette peur qui t’asservit, libère-toi et viens avec moi ; ce sera un chemin que tu ne regretteras jamais !
Marie laissa retomber les bras. Les paroles de Jésus ne la touchèrent pas ; elle ne savait qu’une chose : c’était inutile. Il ne suivait pas ses conseils, il partait !
– Laisse-moi, dit-elle faiblement avec un geste las.
Alors ce fut comme si le lien qui les avait toujours unis jusque-là se déchirait. Jésus la considérait froidement ; c’était presque comme s’il voyait sa mère pour la première fois…
Plus rien ne pouvait le retenir à présent. Il avait tenu la parole donnée à Joseph – on n’avait plus besoin de lui et c’était sa mère qui, la première, l’avait quitté !
Et il partit apporter la Lumière à ceux qui aspiraient à Son Message.
Marie ne le suivit pas ; elle était comme paralysée. Sans forces, vieillie de plusieurs années, elle vécut dorénavant dans un état de lassitude permanente …
En apparence, elle avait entièrement rayé son fils de sa vie. Elle ne parlait jamais de lui. Ses enfants eux-mêmes évitaient de prononcer le nom de Jésus depuis qu’on se moquait de lui dans la ville et qu’on le traitait d’illuminé. Et le fait que même la mère ne prît jamais la défense de leur frère lorsque les docteurs de la loi venaient à la maison pour conseiller la femme seule, confirmait ces rumeurs pour les plus jeunes et les adolescents.
Cependant, quelques mois plus tard, ils dressèrent l’oreille car des étrangers arrivés dans la ville s’informèrent au sujet de Jésus. Ils vinrent trouver Marie et parlèrent de lui avec enthousiasme.
Marie était assise ; elle les écoutait, le visage impassible. Cependant, une profonde émotion l’étreignait intérieurement. Elle en fut tellement bouleversée qu’elle resta ensuite seule des heures durant, ne laissant approcher personne. Tout ce qu’elle avait appris réveillait son angoisse d’autrefois. Les étrangers n’avaient-ils pas dit que Jésus menait de violentes joutes oratoires contre les pharisiens et les docteurs de la loi ? Le monde savant tout entier deviendrait son ennemi ! Qui étaient ses disciples ? Jusqu’à présent, uniquement des pauvres, des pêcheurs, des publicains et la foule, qui se sauvait lâchement à l’approche du danger, formaient sa garde !
– Il faut que j’aille le trouver pour l’avertir à nouveau, pensait Marie soucieuse. Elle luttait toujours contre la voix qui lui montrait depuis longtemps sa propre impuissance face à la volonté de son fils. Elle ne voulait pas écouter les paroles qui s’imposaient à son âme avec une vigueur toujours accrue.
– Il choisit ce chemin parce qu’il ne peut faire autrement ! Tu transformerais plutôt le feu en eau que de le faire changer d’avis !
– 33 –
Pourtant, un jour, Marie se mit en route, quitta maison et fils et partit à la recherche de Jésus. Elle s’empressa de le suivre comme le faisaient tant d’autres qu’elle rencontrait sur la route. L’appel qu’elle avait entendu à Nazareth, beaucoup aussi l’avaient entendu dans d’autres régions. Le nouveau prophète semblait avoir une voix puissante et ses discours devaient être pleins de force. Jésus avait des partisans qui accueillaient avidement Sa Parole et qui lui étaient attachés par un profond amour. Déjà on attendait le prophète à Jérusalem. Dans toutes les villes où Jésus passait, les docteurs de la loi le faisaient venir pour poser des questions auxquelles Jésus répondait affablement et avec assurance. Voilà ce que Marie apprit lors du voyage qui la menait vers son fils. Mais la vénération qui s’était emparée de tous ces êtres ne faisait que l’oppresser davantage.
– Que diriez-vous si vous appreniez que cet homme que vous appelez un prophète est le fils d’un Romain ? Quelle ironie pour les Écritures ! Y-a-t-il en Jésus ne serait-ce qu’une étincelle de véritable intuition juive ? Et moi, sa mère, ai-je jamais été entièrement d’accord avec ce qu’on nous a enseigné ? Nullement ! Jésus apporte dans ce monde l’agitation qu’il a héritée avec le sang de son père. S’il avait été Romain, il serait certainement devenu soldat comme son père, qui exerçait lui aussi son autorité sur ceux qui lui étaient soumis. Jésus emploie cette force innée dans une autre direction – il est devenu prédicateur – les hommes le suivent et se soumettent à sa volonté comme des moutons.
– Marie, comment as-tu pu t’égarer à ce point ? Est-ce là tout ce qui te reste : ergoter de la sorte et chercher des explications ? N’as-tu pas perdu ce qu’il y a de plus précieux au profit de ce qui est insignifiant ?
Marie demeura interdite. D’un seul coup, comme paralysé, son cerveau se trouva vide de toute pensée. Dans ce silence inquiétant, elle écoutait en elle-même. La honte la saisit, une honte cuisante devant sa propre petitesse.
Elle arriva alors en Samarie et trouva enfin la localité où séjournait Jésus. Il était l’hôte d’un riche marchand. Toute la ville était en effervescence à la suite du discours que Jésus avait prononcé à la synagogue quelques heures auparavant. La Samarie, cette province ennemie, avait reconnu le prophète ! Marie trouva la maison où était descendu Jésus. Telle une mendiante, elle attendit à la porte et s’enquit timidement de Jésus auprès d’un serviteur.
– Le prophète et ses disciples sont à table !
– Ne voudrais-tu pas l’appeler ? Je suis sa mère. Ces dernières paroles furent dites dans un souffle.
Le serviteur disparut en hâte à l’intérieur de la maison. En entendant des pas rapides approcher, Marie chancela légèrement.
Jésus était devant elle. Elle le vit qui se tenait là, très droit, sans dire un mot – son regard s’illumina ; elle eut l’intuition qu’elle devait se prosterner, lui embrasser les pieds et implorer son pardon… mais elle en fut incapable ; seuls ses yeux se remplirent de grosses larmes.
Jésus regarda calmement le visage ravagé par tant de douleur – il attendit… il attendit longtemps.
Marie sentit un abîme se creuser entre eux. C’était là Jésus ? Avec ces yeux interrogateurs dans lesquels elle ne lisait aucune compassion pour le déchirement qu’elle éprouvait. Cet homme n’avait plus aucun lien avec elle !
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– Tu peux encore jeter un pont, mais à la seule condition que tu renonces à tout ce que tu as de personnel et que tu Le reconnaisses ! Marie perçut cet avertissement aussi distinctement que si quelqu’un l’avait prononcé à haute voix. Mais alors l’autre voix, qui ne se taisait jamais bien longtemps, répliqua :
– N’oublie pas qu’il est ton fils, malgré tout, il te doit obéissance et tu ne veux que son bien !
Elle allait ouvrir la bouche pour exprimer la requête qui l’avait amenée, mais elle en fut incapable. A cet instant, il y avait dans les yeux de Jésus quelque chose qui la fit tressaillir. Marie s’en retourna ; elle ne vit pas la profonde douleur qui se refléta sur les traits du Fils de Dieu…
Elle ignorait que c’était uniquement par amour pour elle que Jésus avait gardé ce calme et ne l’avait pas retenue lorsqu’elle était partie.
Marie revint à la petite auberge. Comme une malade, rasant les murs, elle se glissa à tâtons à travers les ruelles. Elle se jeta comme une désespérée sur sa couche étroite. Son corps était secoué de sanglots. La fièvre brûlait dans ses veines. Sans opposer de résistance, elle s’abandonna à tous les courants qui s’approchaient d’elle. Son corps ne résista pas au choc des ténèbres et Marie tomba gravement malade.
Pendant des semaines, elle resta dans la localité que Jésus avait quittée dès le jour suivant avec ses disciples. Ce qui s’était passé ne l’avait nullement affecté. La lumière qui émanait de lui ne tolérait aucun retard dans l’accomplissement de sa mission et le tenait à l’abri de toute affliction.
Dès lors, Marie n’eut plus d’espoir. Lorsqu’elle fut enfin guérie, elle prit ses dispositions pour son voyage de retour. Elle arriva à Nazareth complètement épuisée. Ses fils, déjà très inquiets, essayèrent avec amour de lui faciliter les choses ; ils la consolèrent autant qu’ils le purent, et Marie, très émue, leur en fut reconnaissante.
En Samarie, elle s’était ennuyée de ses quatre enfants et de la maison qu’elle entrevoyait comme un refuge – la notion de calme et de sécurité y étant associée.
Cependant, ce sentiment de réconfort ne tarda pas à disparaître ; l’agitation des jours passés se saisit à nouveau de Marie avec force et elle devint le jouet de ses propres pensées.
Et, pendant ce temps, la gloire de son fils ne faisait que grandir. Jésus était reconnu depuis longtemps, les notables du pays lui prêtaient volontiers leur appui. On commençait partout à apprécier son influence. Israël attendait de lui de grandes choses. Seuls les prêtres sentaient leur puissance s’amenuiser ; la haine et la jalousie couvaient sous la cendre, prêtes à jaillir au moment voulu et à se déchaîner d’une façon effrénée. Pour l’instant, ils se taisaient encore ; ils espéraient avec les autres que Jésus, qui semblait ignorer la peur, réunirait un jour une armée et chasserait l’ennemi du pays.
Jusque là, ils le laisseraient tranquille ; mais après, ils useraient contre lui de toute leur puissance, car cet homme, qui profanait le sabbat, n’avait ni la force, ni la protection du Seigneur ! Il était avisé et habile dans ses paroles, mais ils sauraient lui tendre des pièges auxquels il ne pourrait échapper !
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Et attendant, l’influence de Jésus commençait à devenir une menace pour eux. Le peuple, qui le suivait en foule, se mettait à fuir les synagogues. Les pharisiens voulaient intervenir, mais il était trop tard. Tant que ce prophète leur parlait, il leur était impossible de reconquérir les hommes. On élaborait des plans pour perdre Jésus. Plutôt la domination de Rome que celle de cet homme qui leur disait la Vérité ! Rome les ignorait, ne voyant là aucun danger. Mais ce Jésus, par contre, les Romains ne devaient-ils pas voir en lui un ennemi dangereux ? N’y aurait-il pas là un moyen d’arriver à ses fins ? C’est ainsi que l’on tissait des fils ténébreux autour du Dispensateur de Lumière. On cherchait en secret des brèches par où on pourrait attaquer.
Les docteurs de la loi de Nazareth venaient voir Marie de plus en plus souvent. Les questions sur Jésus revenaient toujours plus ouvertement dans leurs conversations. Ils essayaient d’en déduire quelle était l’attitude de Marie vis-à-vis de son fils. Cependant, ils ne réussirent pas à obtenir une réponse nette de sa part. Marie se dérobait adroitement à toute question. En apparence, la vie de son fils lui était tout à fait indifférente et, comme elle se taisait aussitôt qu’on parlait de lui, elle ne le désapprouvait jamais. Ces visites étaient chaque fois un supplice pour Marie qui savait exactement quel était leur but caché. Ces regards rusés, ces signes et hochements de tête significatifs de la part des docteurs de la loi, dès que le nom de Jésus était prononcé, l’exaspéraient. Elle méprisait ces hypocrites ; tout au fond d’elle-même naquit cette question : « Jésus n’a-t-il pas raison d’écraser cette vermine ? » Et la joie l’inondait lorsqu’elle voyait leur peur se manifester à travers leurs discours.
– Ton fils ne vient jamais à Nazareth, Marie ! Pourquoi donc ? N’y a-t-il pas chez nous également des hommes auxquels il pourrait parler, des êtres qu’il pourrait guérir ?
– Jésus viendra aussi à Nazareth ! répondit Marie tranquillement. Et lorsqu’elle prononça ces mots, son cœur se mit à battre anxieusement. Cette idée la fit tressaillir, car Marie n’avait encore jamais envisagé pareille éventualité.
Et Jésus vint à Nazareth avec ses disciples. Beaucoup de monde le suivait. Il descendit dans une auberge. Ses frères vinrent alors le prier de venir à la maison.
Jésus les regarda affectueusement ; puis, en souriant, il prit le cadet par les épaules : « Est-ce la mère qui vous envoie ? »
– Oui !
– Alors je vous accompagne.
Et il les suivit par les rues. Des curieux se trouvaient au bord du chemin ; ils ne savaient s’ils devaient se prononcer pour ou contre lui. Les frères furent contents d’être arrivés à la maison ; ils détestaient qu’on les regarde bêtement. Marie était assise à sa place près de la fenêtre lorsque son fils entra. Elle voulut se lever, mais Jésus, en quelques pas rapides, traversa la pièce et se trouva auprès d’elle. A moitié levée, désemparée comme une enfant, Marie leva les yeux vers lui. Jésus l’aida gentiment à se rasseoir, approcha un siège bas et s’assit à côté d’elle. Il lui saisit les mains et y enfouit son visage.
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Marie resta totalement immobile. Ce qu’elle éprouvait était comme une rédemption. Son regard posé sur la tête de son fils n’était que dévouement et amour désintéressé. Rien, aucun bruit ne troubla la grandeur de leurs retrouvailles. Les frères se tenaient dans la pièce voisine ; l’air heureux, ils prêtèrent l’oreille jusqu’à ce que des paroles calmes leur parviennent. Alors, ils poussèrent un soupir de soulagement et retournèrent à leur travail. La paix qui régnait dans la maison écartait toute inquiétude.
Les disciples arrivèrent chez Marie où ils furent traités en hôtes. Marie s’affairait, le visage épanoui ; elle veillait avec sollicitude à ce que tous se sentent à leur aise et, pour la première fois depuis des années, elle était libre et sans soucis. Lorsque Jésus se prépara à aller parler à la synagogue, elle mit son manteau sans un mot et marcha à ses côtés entre les badauds qui faisaient la haie sur son passage.
La synagogue pouvait à peine contenir la foule. Les prêtres se tenaient çà et là, la mine inquiète ; ils étaient décontenancés.
Un silence absolu s’établit lorsque Jésus se mit à parler. Comme fascinés, les gens étaient aux écoutes de ses paroles, oubliant la curiosité qui les avait amenés.
Lorsque Jésus eut terminé, l’un des pharisiens s’approcha.
– N’es-tu pas Jésus, le fils du charpentier Joseph, et tu oses nous donner des directives, à nous les anciens ?
Jésus le dévisagea tranquillement.
– Pourquoi cette question à laquelle tu peux répondre toi-même ? Tous ceux qui sont ici présents me connaissent.
– Dis-nous donc alors où tu as puisé la sagesse que tu proclames ? Ce n’est pas nous qui te l’avons apprise !
La foule commença à s’agiter. Mais elle écouta, captivée, lorsque Jésus répondit :
– Tu pourrais aussi poser cette question à Moïse car, comme moi, il a donné les lois de la Vérité.
Un cri d’indignation se fit alors entendre.
– Tu oses te comparer à Moïse ?
Jésus se redressa fièrement. Son regard plana sur la foule déchaînée avec une telle puissance que le calme revint. Avec une moue légèrement dédaigneuse, il répondit :
– Je ne me compare à personne !
Un indescriptible tumulte s’ensuivit. On avait compris ses paroles et son attitude. Des poings menaçants se levèrent, la foule avança vers Jésus, mais les disciples formaient un cercle autour de lui, de sorte que personne ne put l’approcher.
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Finalement, le calme revint.
– Vous, hommes et femmes de Nazareth, que vous ai-je fait pour que vous me haïssiez ? Sont-ce mes exhortations qui vous révoltent à ce point ? Pourquoi cette rancœur aveugle ? Parce que je suis différent de vous ?
De nouveau, un pharisien s’avança.
– On dit que tu peux guérir les malades, montre-nous un miracle pour que nous puissions croire en tes paroles !
Jésus sourit, mais ses yeux étaient graves lorsqu’il dit :
– Là où ma parole n’est pas le témoignage le plus concluant, un miracle ne saurait être une preuve !
– Ainsi, tu ne veux pas ? Le pharisien eut un rire méprisant.
Jésus le toisa sévèrement. « Non ! »
Le pharisien se tourna vers la foule : « Son art est impuissant là où l’ivresse n’a pas gagné les masses ! »
Des rires moqueurs remplirent la synagogue.
A ce moment, une femme écarta la foule et, avant qu’on ait pu l’en empêcher, elle s’était agenouillée devant Jésus.
– Seigneur, implora-t-elle, regarde mes mains, elles sont paralysées – je crois en toi, aide-moi !
Un silence de mort se fit…
Jésus regarda la femme et resta longtemps silencieux.
Un disciple releva la femme agenouillée. Alors Jésus prit les mains malades dans les siennes. Un cri jaillit de la bouche de cette femme ; puis elle dit en sanglotant : « Je suis guérie ! »
Jésus descendit de la chaire. Les hommes s’écartèrent pour le laisser passer. Laissant un silence gêné derrière lui, Jésus quitta la synagogue.
Ses disciples le suivirent. Ensemble ils sortirent de l’enceinte de la ville. Jésus était plus grave que jamais. Une fois à l’air libre, il retrouva sa gaieté et les disciples s’en réjouirent.
Ils rentrèrent tard chez Marie. Elle avait atrocement souffert pendant ces heures de solitude. Chaque parole des pharisiens, chaque mot prononcé par les hommes au milieu desquels elle s’était trouvée serrée pour écouter la parole de son fils, chaque insulte qu’elle avait saisie, lui avait fait mal.
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– Ces gens ne sont pas dignes qu’il leur parle. Que son langage était clair, combien tout était merveilleux, et pourtant ils ont encore exigé d’autres preuves de vérité – des miracles !
Elle s’inquiétait de sa longue absence. Souffrait-il de la brutalité de ces hommes ?
Enfin, tard le soir, les disciples revinrent et Jésus rentra le dernier.
Marie lui jeta un regard inquiet, mais elle ne vit sur ses traits que le calme et la gaieté.
– Demain, on continue, mère, dit-il en souriant.
Marie était déçue. Elle le pria de rester.
– Ce n’est pas possible, mère, il faut que je porte encore la Parole à beaucoup de gens.
– Mais combien peu seront ceux qui la comprendront ?
– Personne !
Marie le regardait en silence. Alors Jésus devint encore plus grave.
– Personne – aucun être humain – pas même mes disciples !
Marie s’assit sur une chaise. Jésus s’accroupit à ses pieds ; ils étaient seuls tous les deux.
– Personne ! – Marie secoua la tête.
Soudain, Jésus fut indiciblement triste ; dans sa lassitude, ses épaules s’affaissèrent. Ses yeux regardaient dans le vide.
– Mais ce serait à désespérer ! dit Marie.
– C’est à désespérer – je le pense souvent, mère, mais je continue malgré tout – peut-être pour deux ou trois, que je pourrai aider !
– Jésus, qu’est-ce qui te pousse à faire le bien aux hommes puisqu’ils ne te comprendront jamais ?
– L’Amour !
Marie le considéra, déconcertée. En l’espace d’un instant, tout en Jésus était devenu rayonnant. Il se redressa, sourit et regarda Marie avec tant d’amour qu’elle en tressaillit. La peur que cet enfant pourrait lui être ravi se réveilla en elle.
– Tu les aimes – et ils préparent ta perte – oh ! tais-toi ! Je le sais ; ils viennent presque journellement chez moi, les pharisiens, à l’affût d’une remarque irréfléchie. Ils veulent savoir ce que tu projettes, et qui tu prétends être. Ils te haïssent plus que Rome. Tu es leur plus grand ennemi, parce que les foules te suivent ! Ils sentent que le pouvoir qu’ils ont exercé si longtemps chancelle, c’est pourquoi ils veulent ta perte ! Crois-moi, mon fils, je vois clair, je devine leurs intrigues !
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– Mère, même s’ils sont comme des bêtes féroces, je dois lutter contre eux, m’opposer à eux.
– Tu jouis encore de la protection des riches de ce pays, ils connaissent et estiment ton influence et espèrent être délivrés du joug de Rome. Ils pensent uniquement que tu rassembles une armée pour chasser enfin l’ennemi du pays. Dis-moi, est-ce là ton intention ?
Jésus l’avait laissé parler jusqu’au bout. Ensuite il leva la tête et dit :
– Non, telle n’est pas mon intention ! Je ne suis pas l’ennemi des Romains !
Marie respira, elle avait eu peur. Elle s’était penchée en avant pour mieux entendre la réponse. Alors, elle se laissa retomber en arrière contre le dossier de la chaise.
– Tu n’es pas l’ennemi des Romains – comment le pourrais-tu ?
Jésus ne releva pas l’objection.
– Mon adversaire est Lucifer – les ténèbres. Mais je ne viens pas pour le juger !
– Je ne te comprends pas !
– Je le sais.
– Si ce n’est pas toi qui viens pour anéantir Lucifer, un autre viendra alors ?
– Celui qui viendra, celui que Dieu a choisi, apportera le Jugement pour tous les hommes ; le temps n’en est plus éloigné.
Marie se tut. « Il n’est donc pas le Messie », pensa-t-elle. « Comment un Romain pourrait-il être l’élu d’Israël ? »
Et le lendemain Jésus partit avec ses disciples.
➙ Les mois passèrent. Marie ne recevait des nouvelles de son fils que par des étrangers. Maintenant, elle prenait ouvertement parti pour lui et mettait les pharisiens à la porte. Elle supportait calmement les railleries des gens de Nazareth et allait tranquillement son chemin, sans regarder ni à droite ni à gauche.
Mais, un jour, la nostalgie de Jésus s’empara d’elle avec une telle force qu’elle ne put y résister. Et, de nouveau, Marie quitta ses fils pour aller à sa recherche.
Le pays était en fleurs. Le printemps avait rendu la campagne tellement riante que Marie cheminait comme une enfant. Elle éprouvait une joie reconnaissante de pouvoir accueillir en elle la beauté de la nature. Jamais le voyage ne lui avait paru si agréable.
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– Une fois seulement, j’ai senti cette beauté, c’était lorsque j’ai rencontré Créolus dans la forêt – puis vint la grande douleur, pensait Marie, et un pénible pressentiment traversa son âme.
Cependant, elle secoua rapidement tout ce qui l’alourdissait. Elle voulait jouir pleinement de la beauté qui s’offrait à elle !
Ainsi Marie traversait le printemps. Elle laissait villages et bourgs derrière elle, avançant toujours plus loin en direction de Jérusalem.
En route, elle entendait parler de Jésus. Les gens disaient de lui qu’il était le plus grand prophète – il leur avait même annoncé assez clairement qu’il était Celui qui devait venir !
Marie était profondément effrayée. Cela ne pouvait être vrai ; Jésus lui avait dit qu’il n’était pas celui qui apporte le Jugement. Comment ces gens pouvaient-ils se livrer à de telles interprétations ? Plus Marie se rapprochait de Jésus, plus son calme diminuait. Elle rencontrait des hommes toujours plus agités, tous semblaient saisis de vertige. Le visage extasié, ils parlaient de Jésus, du Sauveur !
– Il ne va tout de même pas se laisser entraîner à sa perte par ces gens-là ? pensait Marie pleine d’angoisse.
– S’il se laisse griser par la vanité qu’ils cherchent à tout prix à faire naître en lui, il est perdu !
Dès lors, elle ne s’accorda plus aucun repos, pas le moindre arrêt. De partout les gens se hâtaient vers Jérusalem pour la fête pascale. Les routes fourmillaient de monde. De longues colonnes d’hommes se rendaient à Jérusalem. Ils semblaient animés d’une ardeur belliqueuse. A les voir, on dirait des guerriers, pensa Marie.
Puis elle apprit que, de tous les coins du pays, des hommes étaient en route pour Jérusalem afin de constituer une armée sous le commandement de Jésus. Une révolte devait surprendre les Romains. A Jérusalem, on renverserait le gouvernement, puis on chasserait du pays l’ennemi attaqué par surprise et on tuerait tous ceux dont on pourrait se saisir.
Marie fut prise d’épouvante. Elle aurait voulu courir d’une traite pour aller avertir Jésus. Les hommes avaient-ils donc perdu la raison ? Et n’étaient-ce pas les discours de son fils qui avaient allumé cette fièvre en eux ? Cette entreprise était de la folie !
Complètement épuisée, Marie arriva à Jérusalem. La ville était bondée de fidèles venus de toutes les provinces. C’était la fête pascale qui les avait attirés.
Marie questionna au sujet de Jésus les premières personnes qu’elle rencontra. On lui répondit qu’il était attendu. Malgré elle, Marie devint plus calme. Elle crut avoir gagné du temps. Et elle fit des plans pour détourner Jésus de ses desseins ou pour le convaincre de rester éloigné de Jérusalem. Puis elle renonça à ses projets. Un profond découragement s’était emparé d’elle. Le terme « en vain » ne résonnait-il pas à maintes reprises dans le cheminement de sa pensée ? Ses lamentables tentatives pour diriger la vie de Jésus ne lui avaient-elles pas suffi ?
– 41 –
C’est ainsi qu’elle attendait son fils à Jérusalem, seule et perdue parmi des milliers de personnes, car elle évitait farouchement tous ceux qu’elle connaissait.
Enfin, un jour, des messagers traversèrent la ville et annoncèrent la venue du prophète. Une grande effervescence gagna les hommes. Marie vit une ardeur fiévreuse s’allumer sur leurs visages. Avec force gestes, des gens délirants haranguaient les passants dans la rue. Il y en avait peu dont les yeux brillants rayonnaient d’une joie profonde ou d’une conviction intime ; et Marie n’en rencontra que très rarement. Le plus souvent, elle était épouvantée à la vue des mines farouches de ces gens en délire.
On commençait à décorer les rues. Des guirlandes de feuillage ornaient portes et fenêtres ; même la porte de la ville en était couronnée comme si un prince était attendu.
Marie regardait ces préparatifs avec un secret effroi. En tous ces gens qui ne savaient comment prouver leur amour à Jésus, elle ne voyait que des ennemis de son fils. « Par leur exaltation, ils le poussent vers l’abîme », pensait Marie avec angoisse.
Or, elle se trouva dans la foule qui faisait la haie lorsque Jésus entra dans la ville. Il était assis sur un âne ; les disciples marchaient à ses côtés et derrière lui.
Un cri d’allégresse monta : « Hosanna au fils de David ! »
Et les hommes jetaient des fleurs sur son passage ; ils étalaient leurs manteaux par terre pour que celui qu’ils célébraient ne foule pas directement le sol, ils se démenaient comme des enragés. Tremblante et craintive, la mère de Jésus se trouvait parmi ceux qui jubilaient. Elle n’était qu’un être humain parmi tant d’autres. Jésus avait-il besoin d’elle ? Avait-il encore le désir, comme autrefois, de poser sa tête dans ses mains ?
Lentement, quelques larmes coulèrent sur ses joues. Marie s’en retourna ; elle regagna l’auberge aussi vite qu’elle le put par les rues encombrées de monde. Elle resta de longues heures étendue sur sa couche étroite ; elle ne pensait à rien et sentait seulement en son âme un poids qui presque l’étouffait. Puis elle se releva en chancelant. « Il faut que j’aille le trouver. » Sans cesse elle se murmurait ces paroles. Elle passa machinalement ses mains sur ses vêtements, arrangea son fichu, puis quitta l’auberge.
Il faisait presque nuit. Les dernières lueurs du crépuscule éclairaient faiblement les rues. Marie se hâtait vers le temple, espérant y rencontrer Jésus ; mais elle trouva le parvis désert. Seul un groupe de jeunes gens s’y tenait ; ils chuchotaient. Marie s’approcha et toucha le bras de l’un d’entre eux. L’homme se retourna, effrayé. Marie le supplia du regard ; elle hésita un moment avant de demander :
– As-tu vu Jésus ?
– Jésus ? Qui ne l’aurait vu ? Tout Jérusalem parle de lui !
– Je le cherche – où est-il ?
– Il est allé à Béthanie ; c’est là qu’il séjourne.
Marie laissa retomber la tête. Elle ne put cacher sa déception lorsqu’elle dit :
– 42 –
– A Béthanie ! Et il était ici au temple ?
– Il était ici ! Et il a mis de l’ordre ! – Le jeune homme se redressa, les yeux étincelants.
« Oui, il a chassé les changeurs et les marchands, il a nettoyé la Maison du Seigneur – et les pharisiens et les scribes le craignent !
Marie regarda le jeune homme comme si elle n’avait pas saisi le sens de ses paroles. Elle hocha la tête à plusieurs reprises puis, ayant murmuré quelques mots de remerciement, elle se retourna et quitta le temple. Elle erra longtemps à travers les rues, toute droite, le visage impassible.
Cette nuit-là, Marie ne trouva pas le sommeil. Elle était hantée par les événements à venir et voyait avec horreur approcher toutes sortes de souffrances. En frémissant d’épouvante, elle se cacha la tête dans ses bras. Et, cette nuit-là, Marie endura une partie des souffrances qui l’attendaient.
Le lendemain, elle se rendit au temple et, au milieu d’une grande foule, attendit son fils.
Jésus vint…
Marie se trouvait loin de lui ; il lui était impossible d’approcher plus près.
Et Jésus parla…
Marie restait là, l’âme grande ouverte, à boire ses paroles. Non, ce n’était pas une insurrection contre Rome – Jésus prêchait la paix, l’amour du prochain. Marie respirait, soulagée. Lorsque Jésus eut terminé, les pharisiens s’approchèrent de lui et le questionnèrent ; ils avaient dans la voix la même hypocrisie que ceux de Nazareth lorsqu’ils posaient leurs questions. C’est en vain que Marie essaya d’arriver jusqu’à Jésus. Elle ne réussit pas à faire entendre sa voix. Une foule toujours plus nombreuse se pressait à contre-courant, car tous quittaient le temple et affluaient vers la sortie. Lorsqu’elle put enfin avancer, la place où s’était tenu Jésus était vide. Il avait quitté le temple.
Triste et découragée, Marie renonça à chercher plus longtemps. Elle était toutefois quelque peu consolée à la pensée que Jésus était resté le même. Il avait toujours dans les yeux sa pureté d’enfant, ces yeux qui cependant exprimaient une certaine exigence. Et sa bouche, malgré un sourire plein de bonté, portait visiblement un pli douloureux. Perdue dans ses réflexions, Marie continuait son chemin.
Soudain, elle s’arrêta. Toute tranquillité avait quitté son visage, tous ses nerfs étaient tendus. – Il faut que j’aille vers lui ! Comment ai-je pu tarder si longtemps ?
Elle se dirigea en toute hâte vers la porte de la ville. Déjà la nuit approchait lorsqu’elle laissa Jérusalem derrière elle. D’un pas décidé, Marie allait vers Béthanie. « Pourvu que je ne me trompe pas de chemin ! La nuit vient et pas le moindre rayon de lune ne brille à travers les sombres nuages ». Tant qu’elle put encore reconnaître la trace du chemin, Marie pressa de plus en plus le pas. Tout à coup, elle tendit l’oreille : des pas s’approchaient, des pas hâtifs, lourds et presque trébuchants. Marie se cacha sous un buisson. Elle craignait de rencontrer dans la nuit un homme inconnu ; tant de vagabonds infestaient les routes et attaquaient les voyageurs !
– 43 –
Les nuages qui, jusqu’à présent, avaient caché la lune, s’écartèrent soudain. Une lumière blafarde inonda le paysage. L’homme se rapprochait. Marie recula encore entre les buissons pour rester inaperçue de celui qui venait. Elle retenait presque sa respiration…
Là ! Marie entendit les pas tout près d’elle ; puis elle vit l’homme. Elle voulut alors sortir de sa cachette – appeler, mais elle était comme paralysée. Pendant plusieurs secondes, elle resta immobile et sans voix. Cet homme, dont les traits étaient défigurés jusqu’à être méconnaissables, presque inhumains, les yeux hagards, était… un disciple de son fils – Judas Iscariot !
Lorsqu’il fut passé, Marie sortit lentement de sa cachette. Ses genoux tremblaient. Elle serra les mains sur sa poitrine, sa respiration s’arrêta, son sang battait sourdement contre ses tempes. Elle voulut courir après Judas, le retenir – mais elle ne put faire un seul pas. « Arrête-le ! » Ces mots résonnaient en son for intérieur, mais elle ne fit que s’affaisser, à demi-inconsciente, au bord du chemin. Bientôt pourtant, elle se releva et se hâta de poursuivre sa route dans la nuit. Marie s’égara alors tout à fait ; il faisait si sombre qu’elle ne pouvait plus rien reconnaître. Ainsi erra-t-elle dans la nuit. Combien de temps ? Elle n’aurait su le dire.
Enfin, après avoir cherché pendant des heures, lorsque la lune perça les nuages, elle se retrouva dans les environs de Jérusalem. La lune éclairait tout, presque comme en plein jour. Marie se demanda si elle devait à nouveau se diriger vers Béthanie – c’est alors qu’elle entendit de loin le pas régulier de soldats qui approchaient. Elle continua sa route en direction de Jérusalem.
– Je le verrai certainement demain, se dit-elle pour se consoler. Pendant ce temps, les pas continuaient à se rapprocher. Elle se rangea au bord de la route pour attendre. Elle jeta un regard en direction des soldats ; les casques reflétant la lueur argentée de la lune coiffaient des visages sombres. Un seul, tête nue, marchait au milieu de la troupe.
– C’est celui qu’ils ont pris ! pensa Marie et la compassion s’éveilla en elle. « Que peut-il bien avoir fait, ce jeune homme ? » Un cri jaillit de ses lèvres. Elle se passa la main sur les yeux. Rêvait-elle au bord de ce chemin ? Cet homme, auquel s’était adressée sa compassion, était Jésus !
Marie laissa passer la colonne devant elle ; un groupe d’hommes suivait les soldats à une certaine distance. Elle fit quelques pas à leur rencontre : c’étaient les disciples.
– Oh, arrêtez ! s’écria Marie en levant à demi le bras. Jean la reconnut le premier. Il s’approcha d’elle et mit son bras autour de la femme qui chancelait. « Mère Marie », dit-il doucement et avec chaleur, « me voilà près de toi, je vais te reconduire chez toi ».
– Chez moi ? Marie l’interrogea du regard. Qu’y a-t-il ? Pourquoi emmène-t-on Jésus ? Pourquoi l’a-t-on attaché ?
– Il a été calomnié et trahi ; on prétend qu’il fomente des projets hostiles à Rome. Mais c’est une erreur. Dès demain, tout s’éclaircira et il sera remis en liberté.
– Demain ! dit Marie péniblement. Et Jean l’accompagna, tandis que les autres accéléraient le pas pour suivre Jésus.
– 44 –
– Dépêchez-vous ! dit Jean, restez près de lui, et s’il me demande, alors dites que j’ai reconduit Marie chez elle. Je vous rejoins bientôt.
Sans dire un seul mot, Marie marchait à côté de lui. Jean rompit le silence.
– Marie, ton fils est protégé, puisqu’il est le Fils du Très-Haut, ne crains rien ! Vois, il vient à nous pour nous apporter la Parole du Seigneur. Il établira son royaume sur cette Terre et il régnera sur tous les peuples.
Marie secoua la tête. « Jamais, c’est impossible ! Jésus n’est pas celui qu’Isaïe a annoncé, il me l’a dit lui-même ! Il est entre les mains de ses ennemis, ils l’anéantiront. »
Jean resta longtemps silencieux. Il ressentait une lourde oppression qu’il avait déjà éprouvée bien avant l’arrestation de Jésus. La tristesse que Jésus avait montrée si clairement ce soir-là, ses paroles : « L’un de vous me trahira », les heures passées au jardin de Gethsémani où Jésus avait lutté et prié – tout cela se dressait menaçant devant Jean. Il sentit qu’un événement horrible se préparait et chercha en vain à écarter ce pressentiment funeste. Il endurait les mêmes souffrances que cette femme et, comme elle, une attente angoissée l’avait saisi. La douleur les réunissait et ils sentirent qu’ils ne faisaient qu’un.
Après avoir quitté Marie, Jean se hâta d’aller rejoindre son maître et le chercha jusqu’à ce qu’il l’eût trouvé.
Il laissa Marie dans un état d’agitation extrême. Sans trouver le repos, elle se tournait et se retournait sur sa couche ; parfois un gémissement s’échappait de ses lèvres et ses pensées revenaient toujours à l’innocence de Jésus.
Un matin blême commença à poindre. Alors elle se leva. En une nuit, Marie était devenue une vieille femme. Elle se traîna péniblement et quitta la maison. Les rues étaient déjà pleines de monde, tous se pressaient dans la même direction et Marie se laissa passivement entraîner par le courant. Elle avançait comme un bateau en dérive et arriva finalement devant la maison de Pilate. Une foule immense attendait là. Les scribes et les pharisiens étaient du nombre ; par des paroles haineuses, ils incitaient les hommes à la colère et les poussaient à s’indigner contre Jésus. Marie n’entendait rien de tout cela. Elle restait là, à fixer la maison de Pilate.
Le gouverneur de Rome sortit sur le balcon. Soudain, il se fit un silence de mort.
Pilate resta longtemps sans dire un mot ; puis il parla d’une voix puissante :
–En ce jour, l’empereur vous accorde la grâce d’un des prisonniers. Aujourd’hui, Jésus de Nazareth m’a été livré ; je ne trouve aucune faute en lui – qu’il soit donc remis en liberté !
La foule s’agita. « Non ! Donne-nous Barabbas, l’assassin ! » crièrent-ils.
Pilate hocha la tête et rentra dans la maison. Lorsqu’il réapparut, il tenait Jésus par la main.
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Regardez ! Quel homme ! s’écria-t-il.
Alors une voix stridente hurla : « Crucifie-le ! »
Un silence absolu suivit ces paroles … puis le tumulte se déchaîna durant de longues minutes. Et, de nouveau, la voix s’éleva : « Il prétend être roi des Juifs, Fils de Dieu ! Crucifie-le ! »
Pilate leva le bras, puis il se tourna vers Jésus. « Disent-ils la vérité ? » Jésus ne répondit pas.
– Réponds ! Prétends-tu être le roi des Juifs, le Fils de Dieu ?
Jésus répondit : « Je le suis ! »
Pilate recula d’un pas. La peur le gagna. « Je ne trouve aucune faute en lui », s’écria-t-il à nouveau.
Et, pour la troisième fois, la même voix stridente s’éleva :
Tu n’es pas l’ami de l’empereur si tu épargnes celui qui vise la couronne !
Crucifie-le ! Crucifie-le ! cria la foule qui, quelques jours auparavant, avait fait vibrer l’air de ses « hosanna ».
Pilate haussa les épaules : « Je ne prends pas part à cet assassinat », s’écria-t-il encore une fois, puis il s’approcha de Jésus et le regarda. Mais il tressaillit sous le regard du Fils de Dieu. Il fit un geste d’impuissance et rentra chez lui.
Des mains brutales se saisirent de Jésus et l’emmenèrent. La foule attendit que le portail s’ouvre et que les soldats apparaissent avec leur victime.
Ils avaient tressé une couronne d’épines à Jésus et la lui avaient enfoncée sur la tête. Le sang coulait sur son front et le long de ses joues.
On avait chargé ses épaules d’une lourde croix qu’il devait porter jusqu’au lieu du supplice. La foule s’animait. Des insultes ordurières fusaient. Les hommes hurlaient d’allégresse et leur joie déferlait autour du Fils de Dieu comme une mer déchaînée.
A l’aide de leurs lances, les guerriers se frayaient un passage à travers la foule. Ils prêtaient à peine attention au peuple qui leur semblait ignoble dans sa haine.
Les rues étaient plus animées que jamais. Tous voulaient assister à l’humiliation qu’on imposait à Jésus.
Marie était parmi eux, comme figée. Elle ne comprenait pas les malédictions adressées à son fils. Elle ne s’expliquait pas les railleries qu’on lançait contre Jésus, pas plus que l’indignation qu’il avait provoquée en affirmant ouvertement être le Fils de Dieu.
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Et les soldats approchèrent avec Jésus. Etant obligée de subir pareil spectacle, Marie chancela. Et du tréfonds d’elle-même jaillit une sorte de cri qu’elle fut seule à entendre :
– Si tu es le Fils de Dieu, montre ta bonté à présent ! Accorde-moi, à moi ta mère, un regard, le dernier avant que tu ne partes !
Et Jésus, qui jusqu’alors n’avait pas prêté attention aux hommes se trouvant sur son passage, leva la tête ; pendant quelques secondes, son regard plongea dans les yeux de Marie et ses lèvres esquissèrent un sourire qui renfermait cependant toute la souffrance du monde. Puis il avait passé son chemin …
Marie s’élança ; elle eut encore la force de faire quelques pas, puis elle s’effondra en criant : « Mon fils ! » Quelqu’un la releva ; elle revint à elle, écarta l’homme et suivit Jésus au Golgotha.
Par trois fois, le Fils de Dieu s’écroula sous le poids de la croix. Enfin, un soldat s’approcha d’un homme à l’air robuste qui passait par là.
– Arrête ! cria-t-il d’un ton impératif à l’homme effrayé. Ayant ôté la croix des épaules de Jésus, il la traîna vers l’homme. « Porte-la jusqu’au Golgotha ! » lui ordonna-t-il. Puis il releva Jésus qui s’était affaissé et le poussa en avant.
Enfin, on atteignit le sommet de la colline. De loin, on voyait déjà deux croix sombres se détacher sur le ciel matinal.
Les visages des deux crucifiés étaient méconnaissables ; l’un d’eux proférait des jurons épouvantables et d’horribles malédictions.
Les soldats dressèrent la croix. Ils étaient peu nombreux ceux qui avaient suivi Jésus jusqu’au pied de la croix.
Bouleversés, ils se trouvaient à présent réunis, les yeux fixés sur Jésus. Tous attendaient une dernière parole du Maître. Mais Jésus se taisait… il ne faisait aucun mouvement, il n’essayait même pas d’enlever les épines de sa tête. Il attendit que les soldats s’approchent, lui ôtent ses vêtements et l’entourent d’une corde qui devait le hisser sur la croix. Et lorsqu’ils eurent achevé leur funeste ouvrage, lorsqu’ils lui eurent cloué les mains et les pieds à la croix, Jésus semblait avoir quitté son corps ; en effet, il avait supporté tout cela sans broncher. Plus tard seulement, une plainte s’échappa de ses lèvres. Des ricanements grossiers se firent alors entendre sous la croix.
– Et bien, se moquèrent-ils, prouve que tu es le Fils de Dieu, descends de la croix !
– Si tu es le Fils de Dieu, alors aide-toi toi-même !
Jésus resta muet.
Ceux qui avaient été crucifiés avec lui s’agitèrent. L’un d’eux proféra des imprécations ignobles. Mais l’autre tourna la tête vers Jésus : « Seigneur ! » implora-t-il.
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Jésus, qui comprit cette supplication, dit : « Aujourd’hui encore, tu seras au Paradis ! »
Et le pécheur, inclinant la tête, rendit l’âme…
Marie entendit la voix de son fils et se redressa.
– Tu n’es pas abandonnée – ne pleure pas – voici ton fils – et toi, Jean – voici ta mère !
Jean passa son bras autour des épaules de Marie. De nouveau, ce fut le calme absolu. La mort approchait ; son souffle avait déjà touché la nature. Une lourdeur accablante se faisait sentir. Les herbes, les fleurs et les buissons retombaient, comme épuisés.
– J’ai soif !
Jésus avait murmuré ces mots dans un extrême épuisement.
L’un des soldats mouilla une éponge, la piqua au bout d’une perche et la présenta à Jésus.
Puis le silence se fit à nouveau. Soutenue par Jean, Marie était toujours au pied de la croix. Elle ne se plaignait pas, seuls ses yeux reflétaient la douleur qu’elle endurait.
Aucun des êtres affligés qui se trouvaient réunis sous la croix n’osait rompre le silence. Les soldats s’étaient allongés un peu à l’écart, recherchant l’ombre de quelques buissons pour se protéger du soleil qui brûlait impitoyablement.
Alors, du haut de la croix, tombèrent ces paroles :
– Père, je remets mon âme entre Tes mains.
Un faible gémissement – la tête de Jésus retomba…
Les hommes n’osaient faire aucun mouvement, ils étaient comme pétrifiés … puis tous tombèrent à genoux.
Un sifflement déchira l’air. Un hurlement furieux se déchaîna. Le ciel s’obscurcit ; la terre trembla… C’est ainsi que la nature manifestait sa douleur.
Épouvantés, les soldats se relevèrent d’un bond et s’enfuirent. Seul l’un d’eux s’approcha lentement de la croix. « Vraiment, il est le Fils de Dieu ! » dit-il, et il cacha son visage dans ses mains.
C’est alors que les disciples furent saisis d’une douleur atroce dépassant toutes les précédentes.
– Nous l’avons perdu ! Nous sommes seuls – abandonnés ! s’écria André avec désespoir, et le son de sa voix exprimait leur peine à eux tous.
Marie était très calme.
– Il vous aimait, ne vous lamentez pas ! Puis, elle se laissa glisser à terre, à côté de Jean.
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Combien de temps étaient-ils restés là, dans l’attente de quelque chose – ils ne le savaient pas. Soudain, quelques hommes approchèrent.
Leur chef, un homme grand et beau, accourut et s’arrêta subitement en apercevant la croix. Il regarda Jésus avec effroi. Puis une expression douloureuse passa sur son visage. En deux enjambées, il fut au pied de la croix :
– Trop tard ! Oh, Seigneur, Tu es parti sans m’avoir dit une dernière parole ! Seigneur, qui dois-je servir si ce n’est Toi ? Pourquoi suis-je encore en vie ?
Il étreignit le pied de la croix et s’affaissa sur le sol. Ses compagnons, parmi lesquels se trouvaient aussi des soldats romains, étaient restés à distance et attendaient qu’il se relève. Puis ils s’approchèrent lentement.
« Joseph d’Arimathie ! » Un disciple alla vers lui et lui tendit la main.
J’ai appris ce meurtre trop tard – je n’arrive que pour l’enterrer. Il se détourna pour cacher ses larmes.
Un soldat vint au pied de la croix et, de sa lance, transperça le côté du Crucifié – il en sortit du sang et de l’eau.
– Il est mort, dit-il tranquillement.
Joseph d’Arimathie tressaillit comme sous l’effet d’une douleur physique. Puis il ordonna de détacher le corps de Jésus.
Lorsque Jésus fut couché sur le manteau que Joseph avait étendu, celui-ci s’agenouilla et oignit le corps avec du baume. Puis il l’enveloppa dans un linceul et le fit porter au tombeau qu’il avait préparé pour lui.
Une lourde pierre ferma l’entrée du sépulcre taillé dans le roc.
➙ Le matin de Pâques se leva, inondant le pays entier de rayons de lumière. Quelques femmes se rendaient à la tombe du Fils de Dieu. Leurs traits étaient empreints d’une profonde gravité tandis qu’en silence elles traversaient la campagne. Elles arrivèrent bientôt au sépulcre. Mais, épouvantées, elles virent l’entrée béante qui s’offrait à leurs yeux. L’énorme rocher avait été roulé à une certaine distance.
En tremblant, les femmes pénétrèrent dans le caveau… vide ! Un bout de toile gisait à terre ; c’était là tout ce qui restait de Jésus…
➙ À Jérusalem, Jean était assis à côté de Marie : C’est fait, mère, nous avons transporté son corps à l’endroit que tu désirais ! A présent, il est en sûreté, protégé de la curiosité et des actes arbitraires des hommes. Jamais le peuple ne doit apprendre où repose son corps.
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Et tandis qu’il parlait ainsi, le Fils de Dieu leur apparut ; il leva les deux mains pour les bénir et leur sourit.
Jean saisit la main de Marie : « L’as-tu vu, mère ? »
– Il vit… il est auprès de nous, répondit Marie doucement.
Elle inclina la tête et dit à voix basse : « A présent seulement, alors que ma vie est arrivée à son terme, qu’elle est passée en un clin d’œil, sans que je l’aie mise à profit, je reviens de mon erreur, Jean. Jusqu’à cette heure, je n’ai pas compris le but de ma vie ! » Elle leva les mains.
– « Seigneur ! Dorénavant, je ne suis pas digne d’être ta servante. » Elle était terrassée par le désespoir.
Jean se taisait. Il ne trouvait aucune parole de consolation. Enfin, Marie se reprit. Elle se leva et fit ses paquets.
– Où veux-tu aller ?
– Je veux rentrer à la maison, je vais essayer de retrouver le calme en me consacrant à mes fils.
– Et crois-tu qu’il est bon d’agir ainsi ? Penses-tu pouvoir par là réparer tes fautes ? Au lieu de mettre joyeusement tes forces au service de Jésus, tu veux retourner à ta vie quotidienne ? Tes fils ont-ils tellement besoin de toi ? N’est-il pas de ton devoir d’être joyeuse et de servir ton Dieu ?
Marie regarda Jean en silence. Une lutte intérieure la secoua et ce qui avait dormi depuis des années jaillit victorieusement à la lumière. Soudain l’expression de son visage changea : « Oui, je le veux ! »
Jean lui tendit les deux mains…
Tous deux quittèrent la ville. Marie revint une dernière fois chez elle, mit tout en ordre et prit congé après que l’aîné eut pris une femme à laquelle Marie confia la direction de la maison.
Ensuite, Marie s’installa dans la maison de Jean au bord de la mer de Galilée.
La fête de Pentecôte approchait. Il fut alors impossible à Marie de tarder plus longtemps, et elle se hâta d’arriver à Jérusalem. Elle y trouva les disciples remplis d’allégresse. Il leur était donné à tous de voir souvent leur Maître ; comme autrefois, il se trouvait parmi eux et leur parlait.
C’est ainsi que les disciples s’unirent de plus en plus étroitement. Ils sentaient en eux des forces nouvelles et ils éprouvaient un désir d’activité toujours plus intense de faire agir cette force vers l’extérieur.
Puis, un jour qu’ils se rendaient à Béthanie, Jésus marchait devant eux. Les disciples étaient heureux qu’il soit auprès d’eux ; mais soudain ils comprirent tous que ce voyage serait le dernier.
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Tout à coup, Jésus se trouva élevé au-dessus d’eux ; il leur sembla plus éloigné. Ils prirent peur et cherchèrent à dominer leur crainte.
Et le Christ Jésus leva les mains. Une fois encore, les disciples ressentirent son Amour – ses exhortations. Sa Parole se dressait vivante devant eux. Leurs esprits s’élevèrent à des hauteurs incommensurables, ils n’étaient plus que jubilante affirmation ; la bénédiction du Fils de Dieu descendit sur eux … et lentement Jésus disparut.
Marie les vit revenir, le visage transfiguré ; elle entendit leur récit et se réjouit avec eux.
Cependant, jusqu’à la fête de la Pentecôte, ils n’en parlèrent à personne. Mais alors leurs langues se délièrent subitement. L’Esprit de Dieu était en eux et parlait par leur bouche. La Parole de Jésus se réveilla, elle ressuscita et se répandit dans le pays entier. Ce fut un début triomphal. Les disciples luttaient de toutes leurs forces, ils essayaient de faire pénétrer la Parole du Seigneur dans les esprits fermés. Ils enseignaient, parcouraient le pays et semaient la graine pour qu’elle lève et porte des fruits…
Marie avait laissé tout l’ancien derrière elle ; elle progressait avec les disciples du Christ. Tout ce qui avait été lourd lui devenait léger. Mais elle ne devait plus longtemps partager tout cela ; elle fut atteinte d’une grave maladie qui lui ravit tout courage. Désespérée, elle reposait sur son lit de souffrance.
– Seigneur, à présent tu ne veux plus des mains qui désirent travailler pour toi. Tu me dédaignes parce que j’ai manqué jadis à mon devoir, se plaignait-elle à voix basse.
Jean entendit ces paroles. « Mère, dit-il gravement, tu t’en prends à Dieu ! Remercie-Le d’avoir été éclairée avant que tu ne sois obligée de quitter cette Terre ! »
Marie se tut. Elle avait rougi en entendant les paroles de Jean.
– Je veux servir, ô Père du Ciel, accorde-moi une fois encore la grâce de servir !
Cette prière monta aux lèvres de Marie en une ardente supplication. Comme une enfant, Marie souriait, comblée. Une musique venue de très loin ne résonnait-elle pas à son oreille ? De jubilants accords n’emplissaient-ils pas sa chambre ?
« Jésus »… murmura-t-elle presqu’imperceptiblement. Elle crut alors sentir une douce main lui caresser le visage. Toute la dureté, toute l’amertume qui se lisait encore sur ses traits fit place à la douceur et s’évanouit comme un souffle devant la paix céleste qui transfigurait le visage de la défunte…